Oasis

 

Thérèse se taisait quand il ne fallait pas faire de vagues. C’est-à-dire, en tout temps. Dans la maison où elle était née on préférait la sécheresse aux raz-de-marées. On ne devait rien emporter sur son passage, bien aligner la porcelaine sur les tables et ne surtout pas inverser la place des couteaux et des fourchettes à côté des assiettes. Dans sa famille on connaissait tout les uns des autres sans se le dire. On préférait les murmures le dos tourné aux paroles en pleine face. Petite, on lui enseignait que les bonnes manières ne devaient être rien de moins qu’excellentes. On lui bourrait les oreilles à la négative. Ne pas courir pour ne pas tomber pour ne pas déchirer ses vêtements pour ne pas se salir pour ne pas avoir l’air pauvre. «C’est quoi pauvre?» qu’elle avait demandé un jour, à l’âge où on commençait à poser des questions. «Ce que tu ne seras jamais», lui avaient répondu ses parents.

Bien que plusieurs s’en soient libéré à cette époque, chez elle il y avait la religion. Ça faisait plus de règles à respecter. L’église tous les dimanches, pour faire bonne impression et s’assurer que si le paradis existait, on y aurait une place privilégiée, encore une fois. Il ne fallait pas pêcher, ou du moins, s’assurer que personne ne sache quand on le faisait. Il y avait la confession de toute façon, avec laquelle on retrouvait notre pureté en un instant, tel le coup de baguette magique qui venait soulager la conscience.

En grandissant, on enseignait à Thérèse que la bonne éducation ne devait être rien de moins qu’excellente. L’école privée pour rester dans l’intimité de sa classe sociale. Là où il fallait rentrer dans le rang, pour décrocher de meilleurs emplois. Et faire de l’argent. L’essence du moteur familial. Elle était tenue. De ne pas s’énerver de ne pas rater un examen de ne pas fréquenter les pauvres. Ceux qui ne peuvent se payer le luxe d’avancer en société.

Thérèse avait appris le commerce très tôt. Elle marchandait la réussite contre la liberté. Des bonnes notes lui valaient un vélo pour aller au parc, et des diplômes avec mention, une voiture pour des sorties en ville. Quand elle travaillait fort, ce n’était pas la reconnaissance des pairs qu’elle gardait en tête mais la liberté qu’on allait lui accorder. Liberté qui avait gagné du terrain jusqu’à l’adolescence, agissant désormais comme une drogue dont elle avait besoin en plus grande quantité, jour après jour.

Après avoir livré la marchandise tout au long de cette dernière année scolaire, les beaux jours étaient enfin arrivés, amenant avec eux la récompense convoitée: liberté! Cette fois, elle voulait faire les choses en grand. Elle concoctait son plan depuis longtemps. Une amie l’invitait à passer une semaine au chalet de ses parents après la fin des cours. Ils étaient co-propriétaires d’un chic bistro français dont une nouvelle franchise venait d’ouvrir à Toronto. Ces gens existaient, elle avait seulement omis de dire qu’ils ne seraient pas au chalet en même temps qu’elle. Son amie lui avait laissé un double des clés contre les réponses à l’examen de maths du ministère, assurant la graduation. Comment elle avait obtenue les notes en question était une autre histoire, disons seulement que le commerce, elle avait ça dans le sang. C’était une question d’offres et de demandes.

Ses parents avaient dit oui, sans doute rassurés par le statut social des fréquentations de leur fille. Sa liberté atteignait des sommets jamais conquis jusqu’à présent. Une semaine à sa sauce à elle, sans recette toute faite ni instructions à respecter. Le bonheur total, pour une jeune femme que les mondanités avaient fait grandir plus vite que nature. En deux temps, trois mouvements, elle avait fait sa valise en pagaille, l’avait balancée sur la banquette arrière de sa voiture, avait assuré qu’elle allait être joignable en tout temps sur son portable, avait empoché l’argent que son père tenait à lui donner et avait pris la route, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Elle s’était arrêtée pour faire quelques provisions: vin blanc, riz, lentilles, légumes, fruits, olives, craquelins et noix pour l’apéro. On l’avait habituée aux plaisirs de la vie, seulement, au lieu de faire appel à un traiteur, elle adorait préparer le tout elle-même. Une des nombreuses faces cachées de sa personnalité qui s’était développée dans l’ombre de la surveillance parentale.

Soleil brûlant sur le visage, elle filait sur une grande route de campagne vers son havre de paix lorsqu’un un éclat métallique avait attiré son attention. Au loin, une jeune fille se tenait sur le bord de la route, le pouce levé vers le ciel. Un mirage? Non, les lunettes de soleil à la monture métallique ronde au bout du nez retroussé parsemés de taches de rousseurs, les cheveux lâchés sur les épaules brunies par le soleil, la chemise en lin et le short en jean coupé au dessus du genoux étaient bien réels. La jeune fille qui devait avoir environ son âge, était seule, un sac posé à ses pieds. Thérèse trouvait étrange qu’une fille de cet âge soit seule, sur une route de campagne. Pour elle c’était différent.   Dans sa famille on naissait adulte. On était amené à vieillir vite. Le temps c’était de l’argent et il ne fallait surtout pas en perdre. Thérèse arrêta la voiture sur le côté de la route. La fille saisit son sac et se précipita sur le banc passager. Elle déposa un bouquet de pissenlits sur le tableau de bord. Thérèse, amusée, se présenta et dit que ses parents lui répétaient sans cesse que les pissenlits étaient des mauvaises herbes qui défiguraient leur belle pelouse, lorsqu’elle en ramenait à sa mère, petite. La fille dit qu’elle s’appelait Andréa et que ses parents aimaient mettre des pissenlits dans leurs salades.

Thérèse lui demanda où elle allait. Andréa lui raconta qu’après avoir terminé l’école, elle était partie sur la route avec des amis pour un roadtrip à travers le Canada mais qu’au bout d’un moment, ils l’avaient énervée. Elle avait donc décidé de partir de son côté, pour faire les choses à sa façon. «Le vent me portera» qu’elle avait ajouté, faisant référence à la chanson de Noir Désir. Thérèse était intriguée par cet esprit jeune et déjà si libre. Sur un coup de tête, elle l’invita à passer un peu de temps avec elle au chalet. Andréa accepta, sans se poser trop de questions.

Pour accéder au chalet, il fallait quitter la grande route, filer sur un chemin de terre battue, tourner sur une petite rue parsemée d’herbes folles et descendre l’entrée de gravier bordée d’arbres jusqu’à la porte du bas par laquelle on accédait à l’étage. De grandes fenêtres laissaient entrer la lumière dans toutes les pièces et donnaient l’impression de faire partie intégrante de la nature. Thérèse choisit la chambre blanche, avec les rideaux fleuris et le lit en fer forgé à côté du salon. Andréa s’installa dans la chambre mezzanine surplombant le salon, par laquelle on accédait avec un escalier en bois ouvert sur le reste de l’habitation. En mettant les courses à la cuisine, Thérèse dit à Andréa qu’elle pouvait aller la porter dans les environs n’importe quand, dès qu’elle aurait l’envie de continuer sa route. Andréa lui répondit que c’était très gentil et qu’elle la tiendrait au courant. Après avoir enfilé leurs maillots de bain, elles s’élancèrent vers le quai et se jetèrent à l’eau, qui était plutôt chaude pour un début d’été. Elles discutèrent en séchant sur le quai, leurs visages tournés vers le ciel, jusqu’à ce que le soleil couchant les fasse frissonner. Thérèse s’occupa du souper et Andréa alluma un feu à l’extérieur. Elles mangèrent et parlèrent encore, jusqu’à ce que les moustiques, envahissants, aient raison d’elles. Andréa, la remercia pour la journée et se retira en montant l’escalier jusqu’à sa chambre. Thérèse fit la vaisselle, perdue dans ses pensées. Elle avait l’impression de flotter. C’était l’effet du vin, sans doute, mais il y avait autre chose… Elle éteignit les lumières, se dirigea vers sa chambre et leva la tête vers la mezzanine en traversant le salon. Andréa avait la tête penchée sur un cahier et semblait écrire, frénétiquement. Thérèse, en se glissant dans son lit, se demanda ce qu’elle pouvait bien raconter.

Le lendemain, Thérèse se réveilla d’un profond sommeil. D’après la position du soleil, il devait approcher midi. Elle ne dormait jamais aussi tard. Chez elle, on mettait toujours le cadran à sept heures, même la fin de semaine. Il fallait rentabiliser chaque journée. Le temps, c’était de l’argent. Elle sortit ses parents de ses pensées et fit le tour du chalet. Il était vide. Prise de panique elle monta l’escalier jusqu’à la mezzanine. Le sac d’ Andréa était au pied du lit. Étonnée par la violence de sa réaction elle se ressaisit, prit une orange et du pain à la cuisine et se rendit jusqu’au quai pour déjeuner. Soudain, elle entendit des clapotis dans l’eau, mis sa main en visière et aperçut une forme au milieu du lac qui semblait se diriger vers elle. À mesure qu’elle se rapprochait, elle reconnu Andréa. Cette dernière grimpa sur le quai, secoua ses cheveux et s’étendit pour se faire sécher, en reprenant son souffle. Elle avait dû nager un bon moment.«Bien dormi?» lui demanda Thérèse. «Comme un bébé» répondit Andréa. Les deux jeunes filles restèrent en silence quelques temps, appréciant le calme du lac, qui par ce début d’été, n’était pas encore pris d’assaut par des familles en bateaux à moteurs et des jeunes en ski nautique.

La journée passa à toute vitesse. Thérèse cuisina, Andréa l’assista. Thérèse lu, Andréa écrivit. La vie semblait si simple dans ce chalet. La vie semblait si simple…avec Andréa.

Les jours se succédèrent ainsi, composés de marches en forêt, de baignades dans le lac, de siestes sur le quai, de conversations, de silences, d’observations d’étoiles et de nuages, de futur fantasmé et de présent partagé. Une semaine s’écoula ainsi et bien que Thérèse aurait voulu que ça dure tout l’été, elle devait bientôt se résoudre à rentrer. La famille de son amie allait revenir en ville et ses parents allaient criser. Lorsqu’elle les avait appelés pour les rassurer, ils lui avaient annoncé qu’ils lui avaient trouvé une job d’été dans l’entreprise d’amis à eux. Elle allait distribuer cafés, photocopies, dossiers et courrier. C’était en bas de l’échelle, mais elle avait de la chance d’intégrer une entreprise de la sorte à un si jeune âge. Elle gravirait les échelons rapidement, ses parents en étaient sûrs, elle était si intelligente et ambitieuse, comme ils aimaient le répéter à qui voulait bien l’entendre, comme pour s’en assurer. Le travail commençait dans deux jours. Elle devait prendre la route le lendemain en fin d’après-midi, pour être à la maison en soirée, au plus tard. Elle ne dit rien à Andréa, ne voulant surtout pas crever la bulle dans laquelle elles étaient depuis ces derniers jours. Elle voulait savourer cette liberté jusqu’à la dernière minute.

Le jour du départ, elle se réveilla aux aurores, après s’être retourné le cerveau toute la nuit. Elle avait très mal dormi, mélangeant le rêve et la réalité dans une sorte de fièvre où s’affrontait raison et impulsions. Le soleil n’était pas encore levé complètement. Une sorte de pénombre rosée s’infiltrait dans la chambre. Elle sortit de son lit et ouvrit lentement la porte pour ne pas faire de bruit et se retrouva nez-à-nez avec Andréa, qui sursauta en même temps qu’elle. Cette dernière, gênée, se confondit en excuses, la tête baissée, la main dans les cheveux en lui disant qu’elle s’était levée pour aller à la salle de bain et qu’elle l’avait entendue gémir et se retourner dans son lit. Elle voulait juste s’assurer qu’elle allait bien. Thérèse posa sa bouche sur la sienne, en la faisant taire d’un long et doux baiser. Les jeunes filles se regardèrent, troublées, leur poitrines se soulevant par la force avec laquelle leurs coeurs battaient soudain. Thérèse prit Andréa par la main et l’attira jusqu’à son lit. Andréa s’allongea doucement sur Thérèse en ne détachant pas son regard du sien. Thérèse la serra contre elle en enfouissant son visage au creux de son cou pour s’enivrer complètement de l’odeur de sa peau. Un mélange de sel de mer et de lavande.

L’odeur…du bonheur. Elles n’échangèrent aucune parole, laissant leurs caresses parler pour elles. Thérèse voulait être en contact avec chaque parcelle du corps d’Andréa, que sa force tranquille imprègne sa peau, que son indépendance la contamine et que son audace  pénètre chacun de ses pores.  Elles s’endormirent dans les bras l’une de l’autre, entrelacées, rassasiées.

Thérèse rêva à Andréa. Le mirage, son oasis dans le désert.

Réveillée par le chant des oiseaux, elle poussa doucement Andréa sur le côté, remonta la couverture sur son corps nu et se leva. Son sang bouillonnait dans ses veines.  Un raz-de marée avait inondé ces années de sécheresse. Elle avait goûté à la liberté suprême et venait de décider qu’elle n’allait plus s’en passer.

Elle ramassa toutes ses affaires et celles d’Andréa, qu’elle déposa à côté de la porte d’entrée. Elle s’assura que le chalet était en ordre et qu’elle n’oubliait rien.

Elle s’assit sur le divan du salon, prit une feuille, un crayon et se pencha sur la table basse. Elle écrivit la date: 13 juillet 2002, suivi du destinataire: Chers parents. Ses mains tremblaient. Le barrage céda. Elle écrivit maladroitement d’une main gauche tendue entre les lignes, sans verbe être ou avoir, pour lutter à sa manière contre l’asservissement abruti des mots à l’économie, l’état et l’église et décortiquer à vif le sujet.

La frénésie avec laquelle les mots se couchaient sur le papier lui donnait le vertige. Une transe libératrice s’était emparé de son corps, la censure avait cédé. Volé en éclats, même. Ses mots sortaient du droit chemin, partaient vers une liberté nouvelle qu’elle ne gardait plus pour elle.

Le monde fantasmé en rêve, vécu en secret, se matérialisait au bout de ses doigts.

Enfin, elle décortiquait à vif le sujet.

Elle n’était pas et n’avait rien.

Elle décidait des règles du jeu maintenant.

Tout était avenir.

Note : Nous avons lancé sur notre page Facebook un appel à contributions. Une de nos lectrices, Claude Charbonneau, s’est prêtée au jeu. Elle a proposé une phrase que Pat de Velours devait intégrer à son texte. Il s’agit de la phrase en gras.

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