1- SILENCES
Dimanche 4 Avril
J’ai attendu Anna aujourd’hui. Toute la journée. J’ai attendu Anna avant d’aller me coucher, et de m’apercevoir qu’elle était déjà là. Allongée, endormie je crois. J’écris du balcon, d’où je n’ai cessé de l’attendre. Il fait encore un peu frais. Le temps me rend mélancolique. Le temps qu’il fait, celui que j’ai attendu.
J’écris pour ne pas aller me coucher. Depuis combien de temps ai-je repris l’écriture de ce journal avec autant d’engouement ? Non, pas d’engouement. D’assiduité peut être. Je ne trouve pas le mot pour dire qu’il ne s’agit pas d’une volonté tenace. Plutôt d’un rituel qui s’est installé, insidieusement. Qui retarde chaque soir le moment de prendre place à ses côtés.
On est dimanche. Anna m’avait appris à aimer le dimanche. Depuis combien de temps ne sommes nous pas allés ensemble déjeuner chez ses parents ? Ce midi, elle y est allée seule. Je me demande s’ils l’interrogent à mon sujet. Je me demande ce qu’elle répond.
J’écris pour ne pas la rejoindre, alors que je n’ai rien à dire. Quand nos journées étaient tellement occupées, je ne prenais pas le temps de tout noter, alors que j’aurais pu noircir les pages.
Je suis fatigué. Peut être qu’elle dort vraiment maintenant ?
Mardi 6 Avril
Je n’ai pas été travailler aujourd’hui. Je crois que je couve une angine, car ma gorge me fait souffrir. Quand Anna s’est levée ce matin, j’étais éveillé. Je l’ai observée, mais elle n’a même pas eu un regard pour moi.
Dans cinq jours, cela fera un an que nous sommes ensemble. Il y a à peine deux mois, quand je pensais à ça, j’étais heureux. Satisfait, presque fier. Je ne sais plus quoi faire de cette date à présent. Elle ne parle pas d’aller au restaurant. Des jours comme aujourd’hui, quand je suis seul, je m’imagine que les distances qu’elle prend depuis quelques semaines ne sont qu’une blague, qui servira à décupler mon effet de surprise quand elle me présentera des billets d’avion pour partir tous les deux hors du monde.
Et puis je réalise qu’Anna n’est pas comme ça. Je réalise que quand Anna ne parle pas, c’est qu’elle n’en a pas envie.
Je suis encore épuisé. Je ne dors pas quand elle est près de moi, à force de la regarder et d’essayer de lire dans ses pensées toutes les questions qui l’empêchent d’être celle qui m’aime. J’ai peur d’en avoir déjà trop compris. J’ai peur de savoir ce qu’elle veut dire quand elle dit « Je ne sais pas si tu es vraiment fait pour moi ».
Parle-moi Anna. Si tu me parles, alors je pourrai réagir. Je pourrai te dire. Te dire quoi au juste ? Que je t’aimerai comme tu es, profondément. Que peu m’importe avec qui est-ce que tu passes la soirée, tant que tu rentres dormir près de moi.
Anna sait que je sais. J’ai compris qu’elle savait le jour où, dans le silence, elle a essayé de me rassurer.
Je me rappelle de ce qu’elle n’a pas dit. De ce dont elle n’a pas parlé, des semaines durant. Elle est comme ça, Anna. Du moins, elle l’était.
Je reviens quelques pages en arrière, et relis. Je relis ce 14 octobre de l’année passée. J’aimerais n’avoir à écrire que des journées comme celle-ci. Que des journées parfaites, de celles dont on veut rêver le soir, en allant se coucher, conscient qu’elles ne se reproduiront jamais.
Je regrette Anna. Je regrette MA Anna. Et j’attends. J’attends comme si elle n’était jamais revenue, mais qu’elle pouvait encore.
Elle avait pris soin de moi ce jour-là. Je lui avais parlé de ma peur de l’oubli. J’avais tellement peur d’oublier qu’on avait vécu cette histoire-là, cet amour-là. Elle m’avait amené chez un tatoueur. Une petite entreprise familiale. Le père s’occupait d’elle, le fils s’occupait de moi. J’aime repenser à ce moment, à cette adrénaline psychologique, de ne pas savoir ce qui m’était dessiné à vie sur la cheville. Pourtant, c’était tellement évident. Elle avait feuilleté mes livres, et choisi une phrase que j’avais violemment soulignée. Qui l’avait touchée sans doute.
Quand elle est venue me rejoindre, elle a soulevé ses cheveux, et j’ai pu lire au creux de sa nuque, en minuscules attachées « Prends ma main avant l’aube ».
Je l’ai trouvée belle, dans sa détresse silencieuse. À son image.
J’ai cru qu’elle me revenait à tout jamais, alors que c’est à cet instant qu’elle a commencé à vraiment m’échapper.
Jeudi 7 Avril
Nous rentrons d’un dîner chez Jérôme. Charlotte nous a annoncé qu’elle était enceinte. Anna avait l’air vraiment heureuse pour eux. Charlotte a dit: « Ce serait bien que vous vous y mettiez, comme ça ils grandiraient ensemble ». Anna a rit, l’air de dire « Cours toujours ». Je n’ai rien dit.
Sur le chemin du retour, dans la voiture, aucun de nous deux n’a parlé. En sortant de la voiture, j’ai allumé une cigarette en bas de l’immeuble. J’ai sans doute fait ça pour la retenir un peu près de moi, dehors, dans la nuit. Retrouver un moment pour nous. Elle a dit: « Je suis crevée. Tu peux me passer les clefs ? »
J’ai failli parler. J’ai failli dire « Attends, Anna. » mais j’ai glissé ma main dans la poche de mon jean, à contrecœur, et l’ai regardée ouvrir la porte. Bien sûr, quand je suis monté, elle était couchée et dormait (faisait semblant de ?).
Je n’ai pas la force d’aller me coucher. De sentir nos corps côte à côte sous les draps et au milieu, tous ces non-dits.
Je ne sais pas combien de temps je suis capable de supporter cette situation qui occupe déjà toutes mes pensées.
Je pense à lui écrire, faute de pouvoir parler avec elle. Je vais travailler à la lettre cette nuit. De toutes manières, j’avais posé mon vendredi, dans le cas où nous partirions en week-end.
Plus tard
J’ai écrit pendant presque trois heures. Rien de valable ne sort vraiment de mon stylo.
Je me souviens de l’époque où Anna se levait pour voir ce que je faisais quand je tardais à venir la rejoindre au lit. Cela ne s’est plus produit depuis longtemps déjà.
Je ne veux pas rendre les choses compliquées, la confronter de manière brutale. Mais elle ne me facilite pas les choses. Je vais continuer à écrire, mélanger un peu toutes les lettres que j’ai commencées. Demain, je l’inviterai au restaurant, et lui donnerai la lettre. Elle la lira pendant que j’irai fumer une cigarette.
Les choses s’arrangeront. Peut-être.
Demain.
Vendredi 8 Avril
Je le lui ai dit. Il fallait qu’elle le sache. J’avais presque écrit ces deux phrases à lui dire, pour les lui balancer de manière dramatique, comme au cinéma. Et puis finalement je lui ai dit ça à bout de forces, et au fond, je crois qu’elle n’avait plus de forces non plus.
« T’es devenue quelqu’un que je connais pas. Ou je ne sais pas, peut-être que je ne t’ai jamais connue finalement. »
Elle a paru soulagée. Je n’arrive pas à décrire l’expression de son visage. Elle a paru soulagée, et pourtant, elle a fondu en larmes. Elle a pleuré quelque temps, sans pouvoir s’arrêter, et elle a demandé: « Alors tu ne m’aimes plus, Sasha ? ».
Et parce que je ne savais pas si elle le demandait par crainte de perdre mon amour, ou au contraire pour s’en sentir affranchie, j’ai froidement répondu : «Non. Je ne t’aime plus Anna. »
2- MÉMOIRES
Prologue
La revoir. C’est comme si je ne pensais plus qu’à ça. Non, pas la revoir. La voir. Une nouvelle fois. Comme une première fois. Comme jamais.
Écran noir.
Comme si je découvrais la chaleur de sa peau, l’odeur de ses poignets, la moiteur de ses mains.
Comme si elle n’était pas la seule à ne pas savoir.
Je revois tout. Et je ne peux pas la revoir elle. Je relis chaque mot que sa main a écrit, pourtant obligée d’oublier. Pourtant incapable d’oublier. Mais c’est oublier qu’il me faut, choisir mes souvenirs. Comme si on pouvait choisir.
Découvrir ses draps, les poutres de son appartement, ses premiers poèmes. Entendre cette voix inconnue, pourtant si souvent entendue.
Plan lent, blanc sur la chambre. La fenêtre et le rideau qui volettent au vent, le soleil. Des culottes à terre, des robes… Le lit blanc défait et vide. Une photo tombe du mur, et on voit la marque sur le mur.
Tout ne se passe pas toujours comme prévu. Rien ne se passe comme on le voudrait. Comment le tout d’hier peut être le rien d’aujourd’hui ? Mais je ne dois pas poser de questions. Pas si ma décision est prise. Et si elle l’est c’est à jamais.
C’est oublier qu’il me faut. Et j’oublierai.
Oublierai-je ?
Au sol, les jambes d’une fille assise. Elle retourne la photo et la regarde. Plan sur la photo.
Fondu au noir.
1.
Le premier jour, elle m’a prêté un livre, prétextant que je ne lisais pas assez, et que si elle devait fréquenter une fille, ce serait une littéraire. Mais rien n’est irrémédiable. Je devais me conformer à ses attentes, capricieuse qu’elle était.
L’histoire est vouée à l’échec. Elle commence en été, sur la fin de l’été. Comme un flirt de jeunes filles, comme pour passer le temps. En été, on a tout notre temps. On compte les grains de beauté, on redessine les tatouages. On apprend la vie et le passé, les chansons, les films. On voit le soleil faire plisser les yeux. On aime la bière fraîche dans le jardin.
Et les jours rétrécissent. La nuit tombe, de plus en plus tôt. La vie reprend son cours, nous laissant moins de temps à gaspiller. J’ai connu Agathe en robe, les orteils peints de toutes les couleurs, avec des envies d’océan et de maison de campagne. J’ai vu sa garde robe défiler au fil des jours. Les manteaux et les écharpes sont ressortis à mesure que je ne comprenais pas.
Agathe a déménagé, en septembre si mes souvenirs sont bons. J’ai découvert son appartement, ses manies, sa colocataire et amie de longue date, Elsa. J’ai appris son emploi du temps, ses objets fétiches, ses saveurs de thé préférées.
Ouverture au blanc sur des pieds au mur, et une main qui vient chatouiller les jambes.
Enchaînement de petites scènes du quotidien : un moment dans la cuisine, avec une qui est très fière d’avoir fait des spaghettis. Au parc, elles se prennent en photos, lisent allongées l’une sur l’autre. En intérieur, elles choisissent un dvd, mais s’endorment devant le film. Salle de bains, elles se brossent les dents et la scène dérape en bataille de dentifrice. Sur le bas-côté d’une route, la voiture en panne, l’une fume et l’autre stresse avec le plan. Dehors, l’une fait des pompes et l’autre essaie de lui monter dessus. Dans la chambre, l’une dort, et l’autre la filme; quand elle se réveille, elles se chamaillent et on voit les pieds entrelacés au bout du lit.
Elle m’a quittée une fois, sans raison. Par habitude de quitter les gens. Et la ville nous a fait nous retrouver. Après une semaine sans nouvelle d’elle à me demander ce qu’il se passait. À lui écrire, littéraire qu’elle m’avait fait devenir. À ne pas trop en attendre non plus. Toujours peur d’être déçue. Toujours peur d’envisager le sérieux de la vie.
Tellement peur d’être avec une fille, pour la première fois.
Agathe ne me donne pas confiance en elle. Ni en moi d’ailleurs, en ce que je peux ressentir, en ce que l’on pourrait vivre. Trop volage, lunatique, et impassible. Trop Agathe.
Anna se brosse les dents toute seule, elle choisit un DVD toute seule…
Et pourtant je suis là quand elle rentre de son voyage. Elle a tenu à ces retrouvailles alors soit, je suis là.
Anna toute seule dans l’appartement. Tour de l’appartement, puis retour sur Anna avec Agathe derrière elle.
On a vu la neige faire rougir les joues et, à travers ma fenêtre, le sommet des arbres sans feuilles. Noël est passé. L’année nouvelle est arrivée. Et l’on s’est rapprochées. On s’est confiées.
On s’est manquées aussi.
Scène esprit de Noël.
Le dernier jour, je lui ai rendu son livre, enfin terminé. Comme si ce roman qui parlait de la cruauté des relations amoureuses ne faisait qu’annoncer à quel point la nôtre allait l’être.
Elle le serait. Fatalement.
Dans le lit, Anna lit le livre et le finit. Elle s’allonge, et Agathe vient lui faire un câlin.
2.
Un banal week-end à Paris. Sans elle. Un banal week-end où je promets de ne pas l’oublier. Où je ne l’oublie pas. Je pense à elle sur le retour. À comment lui dire. À s’il faut lui dire.
Anna prépare sa valise.
« Tu sais, ce que je vis avec toi… Je veux dire… tout ça, nous… Je pense pas que je pourrai le vivre avec quelqu’un d’autre ».
Voix saturée d’Agathe au téléphone. Anna referme sa valise.
Je pense au mal que ça va lui faire. Que ça va nous faire. Indéniablement.
Tout ne se passe pas toujours comme prévu. Rien n’arrive vraiment par hasard.
Et si rencontrer quelqu’un d’autre quand je me pose tant de questions n’était pas un hasard.
Le train démarre et je n’y vois déjà plus clair.
Anna est dans le train, rêveuse.
C’est arrivé. Croiser, se fasciner, comprendre. Comprendre l’intensité ailleurs que là où j’essayais de la trouver. Vivre une rencontre si unique qu’elle viendrait éclipser tout le passé.
Retour. Anna paie le taxi dans la rue.
Je ne peux pas lui dire. Je ne peux pas ne pas lui dire. Je ne peux pas la voir. Pas de suite. Elle comprendra. Elle en a tellement fait qu’elle comprendra.
Le retour est douloureux. Partagée entre l’intensité de Paris, que je ne peux pas regretter, et Agathe, que je ne peux pas quitter.
Elle s’installe chez elle, se met en pyjama.
Pas de suite en tous cas. Pas tant que mon esprit ne sait pas où il en est.
Quelques jours. Un peu de temps.
Anna se met au lit. Plan sur la table de chevet : le livre est posé avec la photo qui dépasse.
Anna ne fait pas attention et éteint la lumière.
3.
Le temps passe. Je ne peux pas me résoudre à regretter. Je ne peux pas me résoudre à assumer.
Le temps que je demande, et qu’elle me donne. Le temps que nous avions tant devant nous. Le temps que je ne peux plus allonger.
Lui parler serait déjà renoncer. Ne pas le faire pourrait me ressembler. Mais pas comme ça, pas avec elle.
Anna continue à vivre, scènes du quotidien : elle attend le métro, elle va au travail.
Le temps passe. Pas si vite que ça. Pas assez vite pour trouver une solution. Trop lentement pour m’éloigner de Paris. Je n’ai pas de nouvelles d’Agathe.
Agathe qui se lamente peut-être. Agathe qui se réjouit sans doute. Non.
Anna ne fait rien à plusieurs endroits en plans fixes.
Le temps passe. Trop vite. Le temps ne me laisse pas le temps. J’en ai déjà trop eu, et ça n’a servi à rien. J’en ai déjà trop pris. Je lui en ai déjà trop pris.
Anna essaie de reprendre contact : écrit une lettre, va sur facebook, écrit un texto…
Je lui parlerai. De quoi ? Je n’ai plus le temps.
Le temps est passé.
Répétition de la scène du lit mais Anna voit cette fois la photo, la regarde, et éteint.
4.
Je n’ai pas compris. Je ne pouvais pas comprendre. Comment aurais-je pu?
Agathe n’a pas répondu. À mes mails. À mes appels.
Anna est seule dans un café, en pleurs, stressée.
Agathe n’a pas ouvert la porte.
Elsa parle. Je ne comprends pas. J’entends les mots sans faire le lien entre eux. J’entends
« mémoire », « accident », « oubliée ».
Une porte s’ouvre, plan sur Elsa. Elsa parle beaucoup mais on n’entend pas, seuls les mots ressortent.
Agathe rentre ce soir de l’hôpital. Et je n’existe déjà plus pour elle.
Noir.
Rien n’arrive jamais vraiment par hasard.
Trois jours sans nouvelles. Trois jours qui ont suffi à lui faire tout oublier.
Je n’ai pas compris. Comment aurais-je pu comprendre qu’elle avait eu si mal ? Qu’elle n’avait pas dormi. Qu’il valait mieux.
« Ça vaut mieux comme ça. Si elle venait à se souvenir de toi… Réfléchis Anna, si sa conscience ne se rappelle pas de toi, c’est peut-être pas par hasard. » (voix Elsa)
J’aurais pu tout prévoir. Mais rien ne se passe vraiment comme prévu.
C’est donc l’oublier qu’il me faut. Et ça, je ne pouvais pas le comprendre.
Ouverture. Anna enlève ses bijoux, se déshabille, va sous la douche. Elle sort, va se voir dans le miroir et efface un mot d’Agathe écrit par la buée.
5.
La revoir. Je ne pense maintenant plus qu’à ça. Comme si savoir que ce n’est plus possible avait tout amplifié.
Le chemin est si long. Le jardin à traverser sous la neige. Le froid pour anesthésier mes pensées.
Anna fait son footing, concentrée. Les gens qu’elle croise ont tous l’apparence d’Agathe.
Le portail lourd et grinçant quand mes yeux sont secs. Les marches que j’ai dévalées à ses côtés pour Noël. Les fenêtres et, à travers, le sommet des arbres aux branches nues.
Je trouve l’enveloppe posée sur mon lit. Postée il y a trois jours.
Anna arrive chez elle, ouvre la boîte aux lettres, et la lettre tombe.
Anna,
Je n’ai pas le temps. Je n’ai plus le temps. Si je l’avais eu, je te l’aurais donné, n’en doute pas. Mais pour attendre quoi ? N’est ce pas déjà la fin ?
Je t’ai menti Anna. Tellement menti. Je t’ai menti quand je t’ai dit ne pas vouloir te perdre, la première fois que j’ai pris des distances. Je t’ai menti chaque fois que je te disais ne pas prêter ma bouche. Je t’ai menti dernièrement quand j’ai dit ne jamais pouvoir tomber amoureuse d’une fille. Mais comment aurais-je pu prévoir ça ?
Rien ne se passe jamais comme prévu. Je ne tombe pas amoureuse. Je joue, je méprise, je manipule. Et le temps est passé, sans que je ne puisse envisager d’être près de qui que ce soit d’autre que toi.
Je n’ai pas le temps d’attendre que tu finisses de penser à quelqu’un d’autre que moi, que tu prennes ton courage pour renoncer à me voir définitivement.
Je n’ai même plus la force. Je ne dors que pour la première seconde du matin, celle où mon esprit ne remet pas tout en place, celle où je peux encore croire que rien n’est jamais arrivé.
Je hais tout ce qui suit.
Mais j’aime définitivement trop l’hiver pour souffrir en cette saison.
Si encore je n’aimais que l’hiver…
A.
Anna monte les escaliers en ouvrant la lettre. Voix off d’Agathe qui lit la lettre.
Anna lit la lettre dans la cuisine. Agathe entre dans le plan et récite la lettre comme si elle parlait à Anna. Anna, elle, regarde la lettre.
Fondu au blanc.
Si je l’avais vue, m’aurait-elle dit ça ? Si les choses s’étaient passées comme je l’avais prévu. Je relis. Consciente que ce sont là les derniers mots qu’elle m’adressera. À tout jamais.
Sauf si…
Anna est assise, dans un bar. Des amis autour d’elle s’amusent, plan au ralenti. Elle semble très seule.
6.
La ville est petite. Et les nuits sont longues. J’arpente tous les endroits où elle pourrait aller. Soir après soir. Sans beaucoup d’espoir, comme si c’était devenu une habitude de chercher son visage à travers une foule tapageuse.
Et je le vois. Enfin. Depuis si longtemps il me semble.
Et elle me voit. Pour la première fois depuis. Non. Pour la première fois.
Ses yeux me découvrent et je ne sais déjà pas comment me retenir.
Me retenir de partir.
Me retenir de lui dire «C’est moi. Anna».
Toilettes du bar. Anna est devant les miroirs, à se rincer le visage. Derrière, une porte s’ouvre, c’est Agathe. Anna bloque dans le reflet. Agathe vient se laver les mains à ses
côtés, et sort des toilettes.
Et puis je l’ai revue. Comme si je la connaissais aussi peu qu’elle me connaissait. Je ne pouvais pas.
Je ne pouvais pas laisser passer la chance qui m’était offerte de tout recommencer. De tout effacer. De tout recréer.
Je ne pouvais pas laisser un jour sa mémoire se souvenir. De tout.
Anna fume une cigarette à l’extérieur du bar. Agathe sort avec ses amis, elle se retourne, voit Anna. Elle fait signe à ses amis de ne pas l’attendre et va vers Anna.
Je ne laisserai pas un seul moment revenir à son esprit. Je lui volerai son passé, comme ils l’ont tous fait, pour lui en inventer un nouveau.
Avec le risque permanent qu’un geste lui en rappelle un autre et que tout s’éclaire.
Rien n’arrive jamais vraiment par hasard. Et ce n’est pas un hasard qu’elle pardonne inconsciemment mes erreurs.
Anna et Agathe sont au lit. Anna regarde Agathe dormir. Elle a le réflexe de refaire un geste, mais se retient.
7.
Elle met ses boucles d’oreilles. Difficilement. Comme si les trous s’étaient rebouchés. Comme si c’était douloureux d’avoir à les ouvrir à nouveau. Elle grimace. Je regarde ses yeux qui m’avaient tant fascinée. Je regarde sa bouche se tordre. Dans le miroir, son regard croise le mien. Son souffle ralentit. Se fait plus lourd.
Agathe est face au miroir, à mettre ses boucles d’oreilles. Anna est derrière, sur le lit à la regarder.
Je prends un risque permanent.
Je ne pouvais pas laisser passer la chance qui lui était offerte de tout oublier. De tout effacer. De tout recréer.
Anna descend les escaliers. Elle ouvre la porte et sort.
Le ciel est gris dehors.
Elle marche dehors
Et si je m’en vais dans le froid, c’est que je n’aime pas que l’hiver.
La musique de fin commence et Anna se met à courir. Plan fixe sur Anna, de dos qui s’éloigne.
3- PEAUX
De suite les grands mots ! Vous n’avez pas l’impression de toujours tout exagérer ? « Essayer de la tuer. » C’est grave ce que vous dites-là. Enfin… je suppose que c’est pour me provoquer. Pour que je réagisse. Pour que je vous parle un peu et que vous rentriez chez vous avec l’impression d’avoir bien travaillé.
Je sais que c’est ce dont ses parents m’accusent, mais ils ne comprennent pas grand chose à notre histoire. Ça les rassurerait sûrement que je sois une perverse ou je ne sais trop quoi. Ils se diraient « Tu vois, notre fille n’est pas vraiment…! C’est cette… cette… cette traînée qui l’a influencée ! » Je dirais que c’est presque compréhensible comme attitude. Sauf que je ne suis pas perverse, ou folle, ou quoi que ce soit d’autre. D’ailleurs, s’ils veulent mon avis, leur petite fille, leur « Diane chérie », est beaucoup plus tarée que moi.
Moi, encore, on pourrait me trouver des excuses. Si on remet les choses dans l’ordre… Voyons voir…Je suis tombée amoureuse d’une fille qui m’a quittée, trop retournée par une transcendante rencontre parisienne. Je me suis faite renversée, j’ai perdu un peu de ma mémoire, et j’ai dû faire des mois de rééducation. J’ai rencontré une fille qui avait vraiment l’air bien mais qui a disparu du jour au lendemain. Et un matin que ma mémoire a décidé de refaire surface, oh surprise : je me rappelle que la fille qui a disparu est en fait la même que celle qui m’avait quittée quelques temps plus tôt.
Tout le monde avait bien joué le jeu. Tout le monde s’était bien affairé à arranger ma vie à leur pensée. Des gens que je considérais comme mes amis ont délibérément choisi de me mentir sur ma propre vie ! Et après ça, il faudrait que je sois complètement équilibrée, n’est-ce pas ? Personne ne se dit que j’ai pu être perturbée par tout ça. Personne ne se dit que c’était à ce moment là que j’aurai dû voir une psy. Pas maintenant. C’est trop tard maintenant.
Mais vous savez, j’attends pas qu’on me plaigne. Je n’attends pas que vous vous disiez
« La pauvre petite Agathe, c’est vrai qu’il lui en est arrivé de belles ! » Non. J’attends pas tout ça. J’attends plus rien, parce que maintenant je sais qu’il y a des choses que je ne pourrai plus jamais effacer.
Vous savez, après l’accident, c’était pas la grande forme. Je ne faisais pas tellement attention à moi. Je ne prenais pas le temps de me regarder. C’est à peine si je me reconnaissais. Et puis le temps a passé. Je n’avais plus de bleus. Presque plus. Je me demandais pourquoi cette fille était partie, mais ce n’était qu’une fille parmi d’autres.
Un jour, en sortant de la douche, j’ai eu un besoin soudain d’inspecter mon corps. C’était la première fois depuis l’accident que je ressentais physiquement le besoin d’apprivoiser mon propre corps. Je ne suis pas certaine que vous puissiez comprendre. Il fallait que je touche mes bras, mon ventre, mes cuisses. Il fallait que je sache qui j’étais.
Je me suis retournée, face au miroir, et j’ai vu ce tatouage dans le bas de mon dos. Je sais qu’on en a déjà parlé, mais je veux éclaircir ça. J’ai vu ce tatouage. Ca paraît fou, mais je ne l’avais jamais vu auparavant. Alors avec un peu de difficulté, j’ai déchiffré « Prends ma main avant l’aube ». J’essayais de me souvenir où j’avais déjà lu cette phrase. Et… c’est là que je me suis rappelé de cette fille. De la fille. De son dos, et de cette phrase bien sûr. En l’espace d’un instant, tout est revenu. Le jardin l’été, ses culottes colorées, mes crises de nerfs, nos soirées DVD, le tatouage copié de sa nuque, ses pyjamas africains, sa chambre, et son coup de foudre pour quelqu’un d’autre. Surtout son coup de foudre pour quelqu’un d’autre.
Alors… qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Une scène ? À elle, à tous les autres qui avaient menti ? Qu’est ce que vous auriez fait vous ? Je vous le demande, parce que… encore aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’aurais dû faire. Vous auriez discuté et analysé, c’est ça ? Vous auriez écouté patiemment ce que les gens avaient à vous dire en relativisant? Peut-être. Peut-être que c’est ce que j’aurais dû faire. Seulement voilà, j’en étais pas capable. J’étais incapable de penser. Tout se confondait, tout se montait dessus. Tout ce que je pouvais faire, c’était partir.
Quand j’ai rencontré Diane, ça faisait déjà quelques jours que j’étais arrivée à Lyon. Vous m’avez déjà demandé pourquoi Lyon. Je sais que vous n’allez pas me croire, mais quand je suis allée à la gare, c’était le premier train qui partait assez loin. Il n’y a pas d’autres raisons. Du pur hasard.
Elle vous dira que c’est moi qui l’ai draguée, parce que je lui ai parlée la première. Elle pleurait; c’était la moindre des choses que de lui proposer un mouchoir, non ? Après, c’est elle qui a tout enchaîné. Elle parlait, elle parlait, elle ne s’arrêtait jamais de parler. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai écouté, c’était inintéressant au possible. Une banale histoire de rupture. La suite est assez étrange.
Je suis rentrée à l’appartement que je venais de trouver dans le vieux Lyon, et le lendemain matin, quand je suis sortie de chez moi, elle était là. Je ne sais pas pourquoi elle a fait ça. Même à moi, qui étais pourtant assez perturbée, ça m’a paru étrange. Je ne savais pas trop ce que je devais faire de cette fille. Notez bien ça ! Moi, au départ, j’avais rien demandé. Elle m’a suivie toute la journée, et le soir elle m’a enfin reparlé. Elle voulait dormir chez moi. Elle a juste dit ça « Je peux dormir chez toi ? ». Elle n’avait pas la même voix que la veille. J’étais un peu prise de court. J’étais pas partie à Lyon pour me mettre dans une histoire complètement bancale. Pour me mettre dans une histoire tout court. Au contraire, tout ce que je voulais, c’était me retrouver.
La première nuit avec Diane, j’ai rêvé d’Anna. C’était vraiment très oppressant. Alors j’ai mis Diane à la porte, en plein milieu de la nuit. Elle est revenue. Tous les jours elle est revenue. Je criais, je l’insultais, et un soir, je l’ai de nouveau fait rentrer. J’étais énervée. Je lui en voulais d’être là. Je lui en voulais de s’imposer comme ça dans ma vie. Je lui en voulais de me porter un tel intérêt sans raison.
Ce soir-là, cette seconde nuit que je passais avec elle, elle s’était déshabillée. Elle était debout, devant le lit, en culotte, toute blanche. Toute frêle. Elle avait l’air si… fragile.
C’est les détails que vous voulez, n’est-ce pas ? Alors ouvrez bien les oreilles, parce que je ne vous raconterai pas souvent ce qu’il s’est passé entre nous.
Elle attendait quelque chose. Elle ne serait pas revenue si elle n’avait rien attendu. Et moi j’avais besoin de tester mes limites. J’ai dû croire que ce ne serait pas une si mauvaise idée que de tester les siennes par la même occasion. Je l’ai poussée sur le lit. J’ai fait les choses posément, presque mécaniquement, étape par étape. Je guettais le moment où elle me supplierait d’arrêter. Je crois que c’est là que je l’ai regardée pour la première fois. Vraiment regardée. Son teint laiteux, ses grands yeux entre le noisette et le vert. Je crois que c’est là que je l’ai trouvée belle pour la première fois. Bien sûr, plus tard, je n’ai jamais cessé de la trouver belle. Vous allez trouver ça étrange, mais parfois, je me demande si, si elle avait été moins belle, j’aurai tout de même eu un besoin si vif de l’abîmer. Vous avez sûrement la réponse, vous !
Elle me regardait dans les yeux, avec une sorte de défi qui disait « Tu veux voir où je peux aller ? Mais jusqu’où est-ce que Toi tu peux aller ? ». J’étais presque comme obligée de répondre. C’était évident qu’elle savait ce qu’elle faisait. Non. Peut-être qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait, mais moi non plus au fond j’en savais rien.
Je suis montée sur elle à califourchon, en retenant ses poignets dans une main, et je l’ai giflée. Elle n’avait pas besoin de parler; le moindre de ses regards disait déjà tout. Et celui qui a suivi la claque disait avec mépris « C’est tout ce dont tu es capable ? « . Je crois même qu’elle a ri.
Je me souviens avoir allumé une cigarette en m’allongeant à côté d’elle. Elle me regardait toujours. Comme elle m’a toujours regardée. Non, elle ne me regardait pas, elle m’épiait. Elle attendait que je bouge, que je lui montre ce qu’il nous restait à faire. Elle a dénoué ses cheveux, et j’ai lentement passé les doigts au travers avant de les lui tirer. Elle avait l’air d’un chat, à venir se coller contre moi, frotter son front contre ma poitrine. À griffer mon ventre.
Un truc comme ça n’aurait pas pu arriver avec quelqu’un d’autre que Diane. C’est ce que j’ai adoré chez elle. Elle ne m’a pas demandé pourquoi mon frigo était vide, ou pourquoi mon matelas n’avait pas de sommier. Elle ne s’est pas étonnée que l’appartement ne soit pas meublé, que je n’ai pas plus de trois tenues différentes. Elle n’a pas posé de questions sur la manière dont je n’occupais pas mes journées. Et, peut-être qu’elle aurait dû, elle n’a pas notifié mon tatouage.
J’ai peur que vous ne croyiez pas à cette histoire. Et pourtant, je vous assure qu’avec tous les mensonges que j’ai pu entendre, et qui m’ont littéralement anéantie, je ne mentirai jamais. Vous devez croire que je ne raconte qu’une version des faits. Une version que j’aurais changée à mon intérêt, à mon besoin. Mais ce n’est pas le cas. Ce que je dis est ce qu’il s’est passé. Je fais désormais confiance à ma mémoire, et j’espère que vous en faites autant.
Sans que je ne m’en aperçoive vraiment, Diane a emménagé chez moi. Ce n’est pas quelque chose dont nous avons parlé. Plutôt quelque chose qui s’est imposé à nous. Un jour elle a oublié sa brosse à dents, et en venant la chercher elle n’est pas repartie. J’ai passé mon printemps en huis clos, dans cet appartement lumineux où rien ne m’appartenait, contre cette peau qui me devenait d’heure en heure indispensable.
J’ai appris plus tard qu’elle vivait dans un pavillon avec ses parents. Son père avait fait fortune en montant une maison d’édition et Diane occupait son temps à écrire des contes pour adultes, quand elle ne travaillait pas son piano. D’ailleurs elle l’avait fait livrer à l’appartement, pour passer plus de temps près de moi. J’aimais ça. Fumer ma cigarette à la fenêtre et l’écouter jouer, et puis tourner la tête vers elle et la voir me sourire.
Parfois je m’asseyais à côté d’elle et je fredonnais ce qu’elle avait écrit. Quand elle s’absentait, je m’asseyais au piano et je croyais parfois entendre des mélodies.
On ne faisait rien d’autre. Rien d’autre que boire, fumer, et … vous savez. Elle ne m’avait posé aucune question. Elle ne me connaissait pas. Et peut-être que malgré tout ce qu’elle m’avait dit, je ne la connaissais pas non plus.
Quelques rares fois, il nous arrivait de faire l’amour comme un couple, doucement, tendrement. Mais alors elle se mettait à pleurer en hurlant « Tu ne m’aimes pas ! Ne me mens pas Agathe. Ne laisse pas ton corps mentir. » Quand ça se passait comme ça, je léchais ses larmes, mordillais doucement ses lèvres, et on recommençait normalement. Les griffes, les morsures, les bleus, c’était ce qui était devenu normal. Et évidemment que ça me plaisait.
Évidemment que je n’ai jamais autant joui qu’en sentant mes dents s’enfoncer dans sa nuque. Evidemment que j’aurai voulu que ça dure encore une éternité. Je n’avais à me soucier de rien. Diane avait beaucoup d’argent. Elle payait le loyer, nos cigarettes, nos alcools. Je ne crois pas que ses parents étaient très d’accord avec ça. En fait, de la manière dont elle m’en parlait, ses parents n’étaient pas tout à fait au courant de notre histoire. Ils s’étaient bien rendus compte qu’elle avait quitté le domicile familial, tout comme son piano. Ils avaient aussi dû apercevoir quelques marques dans son cou, mais ça ne l’a jamais empêché de revenir chez moi. Enfin, jusqu’à…
Comme elle leur rendait quelques fois visites, les heures sans elle m’étaient devenues insupportables. Elle m’avait acheté un téléphone. Je ne me suis jamais servie de la fonction répertoire, je ne connaissais personne à part elle, et c’était elle qui m’appelait les rares fois où elle rentrait plus tard que prévu.
On ne pensait pas à l’avenir. On ne l’a jamais évoqué en tous cas. Sans passé, je ne pouvais vivre qu’au présent. Les seuls projets qu’on faisait concernaient un futur week-end dans une maison que ses parents possédaient en bord de mer, sur la Côte-d’Azur. Il semblait évident qu’on finirait par s’étouffer, qu’on manquait terriblement d’oxygène. Mais sortir de cet appartement était pour moi presque inenvisageable. Je reculais toujours l’échéance, sans qu’elle ne comprenne véritablement pourquoi. J’étais tellement persuadée que le fait de croire que je n’avais aucun sentiment pour elle la retenait auprès de moi que je ne pouvais pas lui expliquer tout. Reprendre depuis le début. Reprendre depuis mon amour pour une autre. Elle aimait ce mystère, elle aimait ne pas savoir ce qui me rendait si froide par moments, si torride par d’autres. Pourtant, je sais maintenant que j’aurais sans doute dû tout lui dire. Pas tout, mais… mieux lui montrer les limites.
Moi-même je ne savais pas. Je croyais ne plus avoir de limites, les avoir toutes explorées. Je ne pensais pas que quelque chose pouvait encore me toucher.
Nous avons finalement décidé d’une date pour ce week-end en bord de mer. Elle était tellement heureuse qu’elle a voulu que je lui coupe les cheveux avec un couteau de cuisine. Ses longs cheveux, qui avaient tant blondi au soleil. Elle m’a dit « Tu peux me défigurer maintenant. Me raser si ça te chante. Il n’y a qu’à toi que je veux plaire, et j’ai aujourd’hui la preuve que c’est déjà le cas ». Et bien sûr que c’était le cas. Nous aurions pu tout arrêter, recommencer quelque chose de normal. Sortir de la douche sans comparer nos bleus en riant, encore saoules, se balader dans la ville et aller prendre un café, couper nos ongles une fois pour toutes.
Malgré tout, je reste convaincue que nous aurions pu. Mais parfois, l’avenir de deux personnes se joue dans l’espace d’un instant.
Elle était plus belle que jamais avec ses cheveux mal coupés. Je n’avais pas coupé tant que ça, assez pour lui faire plaisir. Elle a dit qu’elle aussi elle voulait me faire plaisir, qu’elle serait de retour le lendemain avec une surprise pour moi.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Je ressentais si fort au fond de moi qu’on allait vers quelque chose, quelque chose de nouveau, quelque chose de beau, que j’en étais devenue impatiente.
Elle est revenue le lendemain soir. Quand j’ai ouvert la porte, tout semblait normal. Elle n’avait aucun paquet, pas même un sac à main.
Elle s’est mise au piano, et a commencé à jouer une ballade qu’elle avait composée avec moi. Je me suis assise à côté d’elle, comme j’avais l’habitude de le faire. Elle s’est penchée à mon oreille et a chuchoté « Tu ne veux pas voir ta surprise ? » Je l’ai regardée quelques minutes pendant qu’elle continuait de jouer, j’ai embrassé son cou, sa nuque. J’ai passé mes mains sous sa jupe sans qu’elle ne s’arrête de jouer. Sa peau était douce, comme toujours.
Elle restait impassible, alors que je caressais ses jambes. Puis j’ai entendu son souffle dans mon cou, son halètement. Les fausses notes s’enchaînaient. Elle essayait de garder le contrôle mais mes doigts avaient eu raison de sa concentration.
Je l’ai assise sur les touches du piano dans un lourd boucan, en continuant à dévorer son corps. Quand j’ai enlevé son chemisier, sa main gauche s’est appuyée sur le piano. Je l’ai regardée, et c’est à ce moment-là que j’ai vu ce qu’elle avait appelé « une surprise ». J’ai tout arrêté, prenant le temps de lire ce qu’elle s’était fait inscrire autour de son poignet.
Il y était écrit « Prends ma main avant l’aube » d’une fine écriture, presque calligraphiée.
Je ne sais pas ce que j’ai pensé en lisant cela. Je l’ai relu plusieurs fois mais mon esprit ne voulait pas y croire. Alors j’ai commencé à griffer son poignet tout fraîchement tatoué, et elle a commencé à crier. Il fallait que j’enlève cette phrase, il fallait effacer ça, et elle ne comprenait pas. Elle a dû croire que cette phrase nous lierait plus que n’importe quoi. Elle n’avait aucune idée de ce que ça représentait pour moi. Moins elle comprenait, plus elle avait mal, et plus elle criait. Plus elle criait, plus je voulais tout oublier, et plus je la griffais. Au poignet, aux épaules, dans tout le dos. Je voulais détruire cette peau à laquelle j’avais été tellement dépendante et qui me renvoyait maintenant tout le passé que j’avais oublié.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Mes mains étaient rouges de son sang, mes poings souffraient de l’avoir tant frappée.
Je l’ai regardée en me relevant, et j’ai vu la stupeur dans son regard. J’ai vu que si je m’asseyais à ses côtés en lui demandant pardon, en lui expliquant tout, elle comprendrait.
J’ai vu que j’avais atteint mes limites, mais pas elle.
J’ai essayé de retenir mes larmes en la voyant comme ça. J’ai voulu tout lui raconter pour qu’on puisse tout recommencer.
Mais qui aurait pu ?
Je suis partie, j’ai jeté le téléphone qu’elle m’avait offert. Et me voilà!
Accusée d’avoir voulu tuer celle qui aurait pu me sauver.
Condamnez-moi si vous le souhaitez. De toutes manières, je le suis déjà.
4- LARMES
L’INTRIGANTE HISTOIRE DE LA JEUNE FILLE QUI NE SAVAIT PAS PLEURER
Il était une fois, dans un pays pas si lointain que ça, une jeune fille prénommée Diane.
Diane avait tout pour être heureuse. Des parents qui l’aimaient sincèrement et du plus profond de leurs cœurs. Une fortune non négligeable qui facilitait les petits tracas du quotidien. Sans compter tous les garçons qui lui courraient après. Ainsi donc, Diane avait tout pour mener une vie paisible et joyeuse, près des siens et de tous ses amis parmi lesquels elle pouvait aisément trouver un mari. Seulement voilà, Diane avait un problème. Oh, pas un si grave problème a priori, mais qui lui causait beaucoup de peine.
Diane ne savait pas pleurer. Pour tout un chacun, cette petite anomalie physique n’aurait pas été d’une grande importance. Mais Diane mettait dans son incapacité à pleurer tous ses complexes.
Bien sûr, cela n’avait pas toujours été le cas. Quand elle était encore une enfant, ses camarades de classe se moquaient d’ailleurs souvent d’elle, clamant à qui voulait l’entendre que Diane avait la larme facile. Ces moqueries ne faisaient bien sûr que redoubler les pleurs de Diane. Cependant, pour tous les moments où elle était joyeuse, elle avait su s’entourer d’amis dignes de ce nom, qui ne se formalisaient pas plus que ça pour les larmes de la jeune fille.
Mais un jour, Diane rencontra une fée avec qui elle devint très vite complice. La fée lui était venue en aide suite à une peine de cœur (les peines de cœur étaient, comme c’est le cas pour beaucoup de jeunes filles, la principale cause des pleurs de Diane). Elle l’aida à oublier le jeune homme qui avait troublé son esprit, et Diane et la fée se rapprochèrent tellement, qu’elles entreprirent de vivre ensemble.
Diane apprit alors à ses dépens qu’il n’était pas si aisé de vivre avec une fée. À cause de leur fragilité, les fées ne sortent pas souvent de chez elles, et la moindre action leur demande beaucoup d’efforts. De même, la force de leurs pouvoirs instantanés les empêche souvent de se projeter dans l’avenir.
De son côté, il était aussi compliqué pour la fée de s’adapter au mode de vie d’une humaine, et de constater ses failles et ses faiblesses au quotidien. Diane pensait que vivre avec la fée lui apporterait certains pouvoirs, comme si les pouvoirs étaient contagieux. D’une certaine manière, ce n’était pas complètement faux, car Diane n’avait jamais été aussi heureuse que depuis qu’elle connaissait sa nouvelle amie magique. Elle essayait tous les jours d’être un peu plus proche de la fée. Peu à peu, et malgré ses sentiments pour Diane, la fée se sentit étouffée. Elle ne savait plus vraiment si Diane l’aimait pour elle-même, ou parce qu’elle était une fée. Elle tentait d’expliquer ses inquiétudes à Diane, mais la jeune fille, trop préoccupée à profiter du rayonnement que la fée avait sur elle, ne se rendait pas compte qu’elles s’éloignaient peu à peu.
Le jour où ce qui nous concerne se produisit, la fée quitta Diane. Diane ne comprit pas ce qu’il se passait. Tout-à-coup, la chaleur dans laquelle elle vivait l’abandonna pour laisser place à un froid glacial. Il lui fallut un peu de temps pour réaliser qu’elle avait fait fuir la fée, que c’était elle qui l’avait éloignée. Qu’elle n’avait pas su être là pour la fée comme la fée l’avait été lorsqu’elle avait eu si mal au cœur. Elle prit conscience que finalement, une fée aussi a besoin de beaucoup d’attention. Après tout, comment pouvons-nous sans cesse être présent pour les autres si personne n’est présent pour nous ? Quand elle se rendit compte que c’était par sa seule faute qu’elle avait perdu sa véritable source de bonheur, et qu’elle ne la retrouverait sans aucun doute jamais, elle pleura toutes les larmes de son corps. Cette fois, ce n’était pas les petites larmes qu’elle versait à chaque jouet cassé, chaque mauvaise note, chaque rupture… Cette fois, c’était de grosses larmes qui roulaient sur ses joues, pendant que de la bave pendait aux coins de ses lèvres sans qu’elle ne puisse la retenir. Elle pleura ainsi pendant des jours entiers, sans pouvoir parler, ni même manger. Ses parents la forçaient à boire, de peur qu’elle ne se déshydrate. Et, quand elle n’eut plus de larmes, elle s’arrêta.
Elle n’allait pas beaucoup mieux. En fait, c’était même l’inverse : elle allait de plus en plus mal. Le temps qui passait, au lieu d’estomper le souvenir qu’elle avait de la fée, ne faisait qu’accentuer son manque et sa peine. Pourtant, elle avait arrêté de pleurer.
Ses parents, sa famille, ses amis, et les docteurs qui étaient venus s’occuper d’elle étaient rassurés. Après tout, si elle ne pleurait pas, c’était sans doute qu’elle allait mieux.
En vérité, elle ne pleurait pas car son corps ne contenait plus une seule larme. Elle avait pleuré tant et tant qu’elle n’avait plus une seule goutte de liquide lacrymal en réserve.
Le premier jour sans pleurs, Diane n’osa dire à personne qu’elle n’allait pas mieux, mais qu’elle n’avait simplement plus de larme en elle. Elle pensa « Il est vrai que je pleure depuis si longtemps ! Peut-être que je dois attendre que de nouvelles larmes se fabriquent, et je continuerai à pleurer demain ». Mais le lendemain, aucune larme ne sortit des yeux de Diane. Et les jours défilèrent doucement, sans que Diane ne verse plus une larme.
Tout le monde reprenait toutes les activités qu’ils avaient abandonnées, pour soutenir Diane et lui changer les idées. Certains commençaient même à lui reparler de maris potentiels. Mais Diane, elle, se taisait.
Depuis qu’elle s’était aperçue qu’elle ne pouvait plus pleurer, elle se sentait monstrueuse. Au fond d’elle, elle se disait chaque soir en se couchant « Je ne comprends pas. Pourtant, j’ai de la peine ». Elle espérait se réveiller le lendemain et pleurer à nouveau. Mais rien ne changeât pendant plusieurs semaines.
Le plus étrange, c’est que pendant des années quand elle était plus jeune, Diane aurait tout donné pour arrêter de pleurer continuellement. Pour que ses camarades cessent de se moquer de « Diane la pleurnicharde ». Mais finalement, ses pleurs, sa sensibilité exacerbée, étaient devenus l’essence même de Diane. C’était avec ce que d’autres auraient vu comme des défauts que ses amis l’avaient acceptée et aimée.
Perdre ses pleurs, pour Diane, c’était perdre son identité. Bien sûr, elle n’était pas prête à l’accepter. Un soir, comme tous les soirs, Diane se dit en se couchant « Je ne comprends pas. Pourtant, j’ai de la peine ». Mais ce soir-là une voix en elle rajouta « Peut-être pas assez ». Elle entendit là comme une révélation. C’était évident ! Elle s’était tellement habituée à avoir de la peine qu’il fallait dépasser le seuil qu’elle avait atteint, et auquel son corps s’était accoutumé, pour pouvoir pleurer à nouveau.
Dès le lendemain, elle se mit à l’ouvrage : elle regarda tous les films romantiques et mièvres qui l’avaient tant fait pleurer. Rien ne se passa. Alors, elle décida d’aller dans un refuge pour animaux abandonnés, voir des chiens en piteux état enfermés dans des box à peine plus larges qu’eux. Rien ne se passa. Enfin, en dernier recours, elle se rendit dans la maison de repos qui hébergeait sa grand-mère maternelle, atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Quand celle-ci ne la reconnut pas, et la prit pour l’infirmière, alors qu’elles avaient tant partagé ensemble… rien ne se passa. Décidément, non, rien ne se passait, et Diane était de plus en plus triste de ne pas arriver à pleurer.
Elle réfléchissait à tout ce qu’elle pouvait faire dans le seul but de pleurer, mais rien qu’en y pensant, elle voyait l’échec auquel elle allait se confronter. « Voyons, pensa-t-elle, je n’ai jamais autant pleuré qu’après le départ de la fée parce que… ». Plusieurs suites lui venaient à l’idée comme « parce que tu n’avais jamais été aussi proche de quelqu’un », ou encore « parce que tu savais que tu n’allais plus jamais la revoir ». Une voix cependant prit le dessus, une voix qui dit « parce que c’était de ta faute ». Et la voix avait raison. Oui, si elle avait tant pleuré, c’était parce qu’elle savait qu’elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. C’était parce que, pour une fois dans sa vie, elle n’avait pas été la petite fille sage qu’on l’avait formée à être, et qu’elle avait fait du tort à quelqu’un. Soudain, alors que la phrase remettait les choses en place dans l’esprit de Diane, une idée s’installa parmi les autres. Une idée avec laquelle Diane n’était pas très d’accord, mais qui devint très vite de plus en plus grosse, et surtout, de plus en plus inévitable. L’idée était si énorme que Diane finit par se dire « Oui, j’ai compris. Si j’ai vidé mon corps de ses larmes après avoir fait du tort à la fée, alors, je dois de nouveau faire du tort à quelqu’un pour recommencer à pleurer ».
C’est dans cet état d’esprit que Diane rencontra Martin.
Martin était un assez bel homme, à peine plus jeune que Diane, et qui travaillait dans l’entreprise de son père. Diane l’avait déjà remarqué, d’autant que son père lui avait fait savoir qu’elle plaisait beaucoup au jeune homme. D’ailleurs, elle avait reçu une carte de sa part quelques semaines auparavant, lui exprimant toute son affection dans la période difficile qu’elle traversait. De toute évidence, comme un bon nombre d’autres hommes, Martin était fou de Diane. Il ne tenait qu’à Diane de se rapprocher de lui. Ce qu’elle fit sans attendre.
Très vite, Diane et Martin commencèrent une relation. Et même si Martin était très amoureux de Diane, ce n’était pas une relation amoureuse. C’était une relation où Diane avait tout pouvoir sur Martin. Elle exigeait tout et ne pardonnait rien.
Les choses avancèrent doucement. D’abord, Martin invitât Diane dans des restaurants luxueux, plusieurs fois par semaine. Il dilapidât petit à petit l’argent qu’il avait durement mis de côté pendant des années pour offrir à Diane des robes de créateurs par dizaine, des sous-vêtements en soie pour ne pas écorcher sa peau laiteuse, des nuits d’hôtels de luxe dans les grandes capitales.
Mais Diane ne cédait rien. Elle restait impassible, face à un Martin qui tentait de se surpasser. De temps à autre, Diane laissait Martin déposer ses lèvres sur ses joues, et cela le rendait pathétiquement heureux. Martin ne semblait pas souffrir de cette situation. Finalement, être auprès de Diane, et avoir le privilège de partager des moments exclusifs avec elle était pour lui tout ce qui comptait. Diane ne mentait donc pas quand elle lui disait « Tu ne me rends pas la chose facile ».
Un soir, Diane et Martin se rendirent au bal, ensemble. Martin resta assis durant toute la soirée tandis que Diane dansait avec un autre garçon, se moquant bien de l’ennui de son cavalier. Mais Martin n’était pas triste, car il savait que Diane rentrerait à ses côtés.
Cette nuit là, Diane ne se sentait pas beaucoup mieux. Elle tourna dans son lit sans parvenir à s’endormir. Comment se faisait-il que Martin ne soit pas en colère contre elle, alors qu’elle-même se détestait ? Il fallait décidément qu’elle trouve quelque chose de plus radical, de plus tranchant, de plus…
« Martin, tu m’aimes ?
-Je t’aime Diane.
-Tu dirais que tu m’as dans la peau ?
-Je t’ai dans la peau Diane. »
Et après cette conversation, Martin avait Diane imprimée dans son avant-bras. À cet endroit, il s’était fait tatouer sans trop y réfléchir « Prends ma main avant l’aube », la phrase que Diane avait tatouée autour de son poignet. Cela leur faisait au moins un point commun. En tous cas, pour quelques jours…
Très vite, Diane se rendit compte que depuis qu’il portait le même tatouage qu’elle, celui qu’elle avait copié du dos de la fée, Martin la dégoûtait. Elle ne parvenait plus à lui parler, ni même à faire semblant d’apprécier sa présence. Pour une fois, Martin s’aperçut que quelque chose n’allait pas avec Diane.
« Diane, je ne veux rien t’imposer, mais je me fais du souci pour toi.
-Oui Martin.
-Je te sens distante. Pourquoi ?
-Je n’aime pas que tu m’aies dans la peau Martin. »
Et après cette conversation, Martin se fit enlever à contre-cœur le tatouage que Diane lui avait pourtant demandé. Quand il revint la voir, Diane examina sa peau, sans y trouver une trace de tatouage. Pourtant, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi, son sentiment de dégoût à la vue de Martin ne s’atténuait pas. Il la regardait, toujours aussi amoureux, mais son regard avait changé. Son regard était plein de blessures et de cicatrices. Plein de tout ce que Diane lui avait fait subir.
Aussi dure qu’était l’image que lui renvoyait Martin, Diane ne pleurait pas. Elle avait le sentiment de n’avoir jamais été aussi triste de sa vie entière, mais rien ne sortait de ses yeux. Elle comprit alors que ses larmes n’évaluaient pas le degré de sa tristesse. En fait, ses larmes avaient été toute sa vie le moyen de s’exprimer aux autres. Elle comprit aussi que ne plus pouvoir pleurer, c’était pour elle comme se couper du reste du monde. Mais ce qu’elle comprit surtout, c’était que tout cela était arrivé, en voulant trop utiliser les autres pour régler ses propres tourments.
Un soir, sans en parler à Martin, elle quitta son pays pour rejoindre un petit monastère dans les montagnes, où, des semaines durant, elle prit du recul sur sa vie, réfléchit à ses erreurs, mais aussi à ce qu’il y avait de bon en elle. Là-bas, elle rencontra la personne avec qui elle partage désormais sa vie, avec qui elle rit, et auprès de laquelle, quelquefois, elle pleure.
5- NUIT
Martin, un homme proche de la trentaine.
Louise, une femme d’une vingtaine d’années.
La nuit. Une chambre. Les lampadaires de la rue éclairent à peine la pièce à travers les volets. Martin et Louise sont couchés sur le lit. Martin a l’air de dormir, Louise est relevée, éveillée. Elle se penche et allume la lampe de chevet.
Martin, après quelques secondes : Éteins la lumière Louise.
Aucune réaction.
Martin, agacé : Louise, s’il-te-plaît, éteins la lumière.
Silence
Martin, énervé : Louise…
Louise : Non.
Martin se relève et se penche pour éteindre la lumière. Quand il s’allonge à nouveau, Louise rallume la lampe.
Martin : Putain Louise !
Louise : Il faut qu’on discute…
Martin : Tu crois que c’est une heure pour discuter là ?
Louise : J’ai aucune idée de l’heure qu’il est et je m’en …
Martin : Il est quatre heures. Quatre heures du matin Louise. Alors, non, on ne va pas discuter maintenant.
Louise : J’ai besoin qu’on parle.
Martin : On parlera demain
Louise : J’ai besoin qu’on parle maintenant !
Martin : Merde Louise. Il est quatre heures, je suis exténué. J’ai pas envie de parler là… Ca ne donnera rien de bon.
Louise : Justement. J’ai besoin de savoir si en me levant demain matin, je reprends toutes mes affaires ou si…
Martin : Oui oui oui. Et tu vas décider ça en pleine nuit c’est ça ?
Louise : C’est ça.
Martin (essayant de calmer ses nerfs) : Louise…
Louise : Arrête ! On en est où là ?
Martin : On en a déjà parlé mille fois, t’es fatigante…
Louise (forçant le ton) : On en est où Martin ?
Martin : Moi, tu sais où j’en suis…
Louise : Je pensais que ça aurait pu changer.
Martin (dédaigneux) : Et non. Non, Louise. On ne change pas comme ça, en un claquement de doigts, juste parce que quelqu’un voudrait qu’on change !
Louise : Enfin bon… on parle de cinq mois, pas d’un claquement de doigts, non ?
Martin : Cinq mois c’est pas du temps en amour, Louise. C’est un battement d’ailes.
Louise : Ne fais pas le poète ça m’écœure .
Martin : Quand je t’entends parler, je me demande si t’as vraiment déjà été amoureuse dans ta vie, tu vois.
Louise : Tu te moques de moi, là ?
Martin (glacial) : Non.
Louise : Et attendre que t’en oublies une autre qui était si parfaite, si fabuleuse, si…
Martin : C’est pas de l’amour, ça. Tu fais rien pour moi là je te signale.
Louise (perdant son sang froid) : Il faudrait que je fasse quoi Martin ? Je comprends plus rien là…
Martin : Je sais pas. C’est pas à moi de te dire ce que tu as à faire pour rendre cette relation plus épanouissante. Mais bon… essayer de m’exciter de temps en temps, ce serait déjà pas du luxe.
Louise : Ah oui ? Et toi t’essayes de m’exciter peut-être ?
Martin : Attends ça n’a rien à voir là !
Louise : Mais bien sûr que si !
Martin : Non, Louise… Ne me force pas à dire des choses que tu vas regretter d’entendre.
Louise : Ces choses, tu vas regretter de les avoir dites ou tu fais semblant de vouloir me préserver là ?
Martin : J’ai pas envie de te mentir Louise, alors ne me confrontes pas.
Louise : Non, vas-y, j’ai envie de savoir. En quoi ça serait différent.
Martin : T’es chiante Louise.
Louise : Mais vas-y, allez. T’as pas envie de me mentir alors balance-moi tes vérités qu’on en finisse.
Martin : Tu vois comment t’es ! De suite tu parles d’en finir. Je veux pas que ça se finisse, moi. Il y a plein de choses dans notre couple.
Louise (moqueuse) : Ah oui ? Comme quoi ?
Martin : Je ne sais pas là, au dépourvu… Euh… Aller prendre un brunch ensemble le dimanche matin c’est bien ça, non ? Et puis, je revis moi depuis que je t’ai rencontrée. Ta présence me fait beaucoup de bien, Louise. Tu ne peux pas tout laisser tomber comme ça.
Louise : Et toi, tu fais quoi pour moi ?
Martin : Tu sais très bien que je ne suis pas en état de faire quoi que ce soit pour qui que ce soit. Mais ça viendra, tu verras. Il faut juste que tu fasses des efforts aussi de ton côté.
Louise : C’est ça le problème, Martin. Ca fait cinq mois que je fais des efforts. Je change de look, de régime alimentaire, je t’écris des poèmes tous les jours, je supporte que les livres de ta super ex envahissent le salon, je fais le dîner dès que tes potes viennent s’incruster (ce qui arrive quand même très régulièrement), je fais le ménage de ton appartement, tes courses, je t’entretiens, t’amène en week-end, t’invite au restaurant. Mais toi tu fais quoi pour moi, Martin ?
Martin (feignant d’être offusqué) : Je savais pas que tu comptais ce que tu faisais pour moi. Je suis désolé, je ne rentre pas dans cette logique.
Louise (lassée) : Non. Non, Martin, pas cette fois.
Martin : De quoi ?
Louise : Tu vas pas encore me faire passer pour la méchante. J’en ai assez Martin. Je te pose une seule question, essaie au moins d’y répondre.
Martin : En fait, ça ne te fait pas du bien de faire tout ça pour moi. Je pensais que tu le faisais de bon cœur.
Louise (énervée maintenant) : Et alors ? Tu vas me faire croire que tu fais exprès d’être dépressif pour me laisser le loisir de prendre soin de toi ? Arrête Martin. Arrête. Tu fais que t’enfoncer, tu me dégoûtes là. Il n’y a rien de sincère en toi.
Martin (impassible) : Tu veux de la sincérité ? Je peux pas prendre soin de toi Louise. Je ne peux pas parce que tout simplement, je ne t’aime pas. Tu m’aides beaucoup, c’est vrai. Tu prends les tracas du quotidien en charge et ça allège tout mais… je ne t’aime pas. J’aime pas ton corps. J’arrive même pas à te trouver jolie quand je te regarde. T’es l’inverse de ce que j’aime chez une femme. Tu prends pas soin de ton image. T’as au moins… je sais pas moi, quinze kilos en trop ! J’étais avec une princesse et toi t’es… Enfin, pourtant, tu comptes pour moi. C’est difficile à croire mais je fais pas semblant. Ta présence, ton intérêt pour moi me font énormément de bien. Mais il te manque tant pour qu’il y ait plus. Du charme, du charisme, de la répartie, de longues jambes fines… Bref, la liste est longue.
Voilà. Je suis pas sûr de pouvoir être plus sincère que ça.
Louise a tout écouté, médusée. Elle ne réagit pas.
Martin : Malgré tout ça… Je veux pas que tu partes.
Louise se lève violemment du lit, se sort de la pièce en courant. Elle vomit hors scène, et tire la chasse. Après quelques secondes, elle revient dans la chambre, habillée. Elle reste debout devant le lit, sans regarder Martin.
Martin éteint la lampe.
6- RETOUR
Paris, le 9 Juillet
Mon cher Sasha,
Avant tout, pardonne-moi. Pardonne-moi d’avoir pris tant de temps pour t’écrire. Je sais que ce n’est pas digne de ce que nous avons vécu ensemble. Sans doute tu m’en voudras pour cela, mais les évènements se sont enchaînés sans trop me laisser de quoi penser à toi. Au début du moins. Après, je dois forcément avouer que c’est volontairement que je n’ai pas pris tes appels, répondu à tes mails… C’est donc des excuses que je te dois, bien sûr, mais aussi et surtout, des explications. Soit assuré que rien de ce que j’ai pu faire n’était prémédité. Le destin nous réserve parfois de drôles de rencontres.
Je ne sais pas bien par où commencer, alors le plus simple sera sûrement de reprendre où nous en étions. J’ai pris ce train pour Paris le 2 juillet, comme tu le sais puisque tu m’as accompagnée sur le quai. J’étais bouleversée de devoir me séparer de toi quelques semaines et à la fois excitée d’avoir obtenu ce nouveau poste dans la capitale. Bref, je n’avais pas toute ma tête. Tu me connais, je suis trop sensible aux situations qui changent brutalement, et j’ai du mal à gérer mon stress. Quoiqu’il en soit, dans ce train, j’ai donc oublié un de mes sacs. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite. C’est seulement en arrivant chez ma tante que je me suis rendue compte que je n’avais plus le petit sac où j’avais quelques carnets de notes. Rien de bien important finalement, mais je ne sais pas, j’y tenais.
Le soir, j’ai reçu un coup de téléphone d’une fille qui avait trouvé mon sac dans le train. Elle s’excusait d’avoir dû fouiller dedans pour y trouver de quoi me joindre.
Une heure plus tard, je me retrouvais au café avec cette inconnue, du côté de Bastille. Je lui ai offert un verre pour la remercier et finalement, nous sommes restées là à discuter jusqu’à la fermeture. Je ne sais pas trop ce qu’il s’est passé. C’était comme si on aurait pu parler des jours entiers. De ces nuits spéciales comme on n’en vit qu’une ou deux fois dans sa vie. On a encore parlé plus d’une heure devant ce bar fermé. Sans trop savoir comment se dire au revoir, ou s’il fallait même se dire au revoir. Alors chacune est partie de son côté. J’avais à peine fait quelques pas, à peine le temps de me remettre de cette rencontre si étrange, que mon téléphone sonnait. Et ce n’était pas toi Sasha. Non, c’était elle. Elle n’avait pas suivi son chemin, elle m’avait suivi moi et me proposait de venir continuer cette nuit dans son hôtel. J’y suis allée bien sûr! Tu connais mon goût pour l’aventure, et les moments qui sortent du quotidien.
Après avoir parlé photos, cinéma, et voyages, elle en vint à m’expliquer pourquoi elle logeait à l’hôtel. Une histoire un peu compliquée, d’une fille qu’elle avait rencontrée quelques temps auparavant à Paris, et qu’elle avait voulue retrouver. Les retrouvailles ne s’étaient pas déroulées aussi bien que prévues et sans savoir pourquoi, elle traînait à quitter Paris.
Mon premier jour de travail s’est bien passé. L’équipe m’a de suite mise à l’aise, et j’en avais besoin. J’ai senti dès la première heure que je me plairais dans ce musée, même si beaucoup de travail m’attend bien sûr.
J’essayais de ne pas trop penser à ma rencontre nocturne, pour pouvoir me concentrer sur ce qui devient petit à petit ma nouvelle vie. Et puis elle est passée. Là, au musée, par hasard, alors que je ne lui avais même pas dit où je travaillais. Paris est si grande, qu’il m’était difficile de ne pas croire à « un signe », ou quelque chose de la sorte. J’appréhendais de passer à nouveau du temps avec elle, de peur que ça ne soit pas aussi « magique » que la première fois.
C’est tellement blessant ce que je vais te dire Sasha, mais il faut que tu le saches. Je ne te demande pas de comprendre, j’ai peur que tu ne puisses pas. Cette fille m’a tellement fascinée que j’en oubliais de penser à toi.
Trois jours durant, j’ai travaillé la journée, et l’ai rejoint le soir pour un verre qui se transformait systématiquement en restaurant, puis en hôtel.
Cela faisait si longtemps que je ne m’étais pas sentie écoutée comme ça. Sasha, il faut bien le dire, tu n’étais plus là avant que je parte. Ce n’est pas la distance des villes qui nous a éloignés Sasha, car nous étions déjà bien loin l’un de l’autre.
Je ne sais pas trop comment l’expliquer. Peut-être que dans certains cas, les relations se mettent juste à stagner, sans raison apparente. Juste parce qu’on ne s’apporte plus assez.
Tu le comprends donc Sasha, mais tu l’avais déjà compris, cette lettre met officiellement un terme à notre relation. Je ne précise pas « notre relation amoureuse », car si je te connais un minimum, je sais déjà qu’après avoir lu la fin de cette lettre, tu mettras un terme à toute sorte de relation entre nous.
Et pourtant, je me dois de te dire les choses. Je sais trop la nécessité d’avoir toutes les clefs en main pour passer à autre chose.
Je te le disais donc. Trois jours à oublier le reste de ma vie, partagée entre le travail et mes moments chargés d’intensité avec cette fille.
Et puis un soir. Le soir. Le soir où, alors que comme d’habitude (je m’étonne moi-même à parler d’habitude pour quelque chose qui dure depuis si peu de temps) je quittais l’hôtel, elle m’a embrassée.
Crois-moi Sasha. Jamais je n’avais pensé un seul instant pouvoir vivre ça avec une fille. Je te le promets. Je connais trop ce que tu as vécu auparavant pour savoir que je n’avais pas à te mentir à ce sujet. Et crois-moi, je ne t’ai jamais menti.
Ce baiser-là était comme le premier baiser de toute une vie. Ne me hais pas Sasha. Je sais à présent que l’amour que je croyais avoir pour toi n’était rien d’autre que de l’affection. Sans doute en toi je retrouvais une part de moi-même. Cela me semble maintenant d’ailleurs évident.
Je ne pouvais plus quitter cette chambre d’hôtel. Et quand j’ai enlevé son tee-shirt, j’ai d’abord cru que je n’y voyais pas clair. Je pensais avoir trop bu. Mais j’ai vu son regard aussi surpris que le mien quand elle lisait ce qui était écrit, de ma hanche à mon aisselle. Cette phrase que j’avais copiée de ta cheville et m’étais faite tatouée verticalement.
Sasha, au creux de sa nuque, sur sa peau, comme sur la mienne, on pouvait lire cette foutue phrase.
En presque une semaine passée avec elle, je ne me suis jamais douté que c’était elle, Sasha. J’aurai arrêté avant si j’avais su. J’aurai arrêté avant si j’avais pu.
Mais je ne savais rien Sasha.
Je suis partie en passant t’aimer toi, et je l’ai connue elle, que tu as tant aimée, toi.
Je t’écris du café où, pour la première fois, j’ai rencontré Anna.
Et je te demande de me pardonner.
Louise