1.
Notre histoire a commencé au temps où il n’y avait pas internet, du moins, pas en illimité dans chaque foyer français. Au temps où mon frère sortait le samedi soir en discothèque, rencontrait une fille, et lui donnait rendez-vous le lendemain, en fin de journée, sur la place de la ville. Il lui arrivait de se rendre au rendez-vous, attendre à quelques mètres du point de rencontre, regarder la fille arriver, et ne jamais aller la retrouver si elle n’était finalement pas à son goût, à la lumière du jour.
Moi à cette époque, pendant que mon frère donnait des rendez-vous auxquels il ne se rendrait pas vraiment, je ne m’intéressais pas aux discothèques. Cela m’était bien égal d’aller danser avec des inconnus en sueur. Moi, à cette époque, je passais presque tous mes samedis soirs chez mon meilleur ami, Maël. J’arrivais en fin d’après-midi, avec le bus de 18h27, au moment où sa mère s’en allait pour sa garde. Elle était infirmière et travaillait régulièrement de nuit. Mes parents n’avaient aucune idée que nous étions livrés à nous mêmes la nuit entière. De la nuit, nous ne connaissions que les premières heures. Nous avions quartorze ans, et la sensation d’être des rebelles en nous couchant après minuit. Je désobéissais aux règles paternelles mais, dans le fond, Maël et moi étions des êtres inoffensifs.
Avant de s’en aller, sa mère laissait toujours deux cigarettes sur la table dans l’entrée. Elle faisait ça discrètement, sans le dire. Je ne me rappelle pas la première fois qu’elle l’a fait, comment nous avons compris que ces cigarettes était pour moi, qui crapotais à mes heures sans avoir le budget de m’offrir ce plaisir. Elle en laissait deux et c’était bien assez. Je les fumais à la fenêtre, Maël à mes côtés, en regardant les lumières de la ville. Elles avaient un goût mentholé qui me donnait l’impression que je ne sentais pas le tabac. La cigarette était mon seul vice de l’époque. Nous étions de braves gamins, qui ne pensaient même pas à aller fouiller les placards de la mère pour y voler quelques gouttes d’alcool. Se souler ne nous effleurait pas l’esprit. Nous avions d’autres préoccupations, et de quoi nous occuper toute la soirée.
Notre activité préférée était de prendre le gros annuaire régional, d’ouvrir une page au hasard, et d’appeler des inconnus pour leur faire des farces. Nous en avions plusieurs en réserve, de la blague la plus simple, comme Allô- à l’huile, au canular très scénarisé, qui consistait à faire croire à des gens qu’ils avaient gagné des concours, auxquels des proches les avaient sûrement inscrits. Nous avions pour grand principe de ne pas faire croire des choses tristes aux gens, ou de ne pas créer de drames familiaux. Nous voulions juste, pour quelques instants, que les gens sortent de leur quotidien, se laisse porter par nos histoires délirantes, et nous raccrochions. Parfois, nous nous faisions passer un savon, mais la plupart du temps, je pense aujourd’hui que les adultes faisaient semblant de croire à nos histoires pour, à leur tour, nous offrir un instant d’évasion. À l’autre bout du fil, ils devaient se dire que nous étions deux pauvres gosses laissés seuls un samedi soir, que nous étions plus à plaindre qu’à gronder puisque nous n’avions personne qui prenait soin de nous. Et dans un sens, ils n’avaient pas complètement tort.
2.
Notre histoire a commencé un soir où il n’y avait rien d’autre à faire que de commencer une histoire qui nous occuperait toute une vie. Parce que c’est ça que tout le monde finit par faire. Trouver une occupation pour passer le temps de la vie. Certains se trouvent des emplois passionnants, d’autres fondent une famille. Moi, je l’ai eue elle , Edith.
Ce soir-là, je suis chez Maël, à faire des concours de celui qui ferait les plus grosses bulles de chewing-gum. Je perds. Je perds toujours à ce jeu-là. Maël a une plus grande bouche. Il dit ‘ J’ai une bouche à pipe, je peux en faire rentrer un paquet là-dedans’. Je ris, même si ça m’écœure un peu. Moi, les pipes, je n’en ai jamais fait. Je ne plais pas aux garçons, mais ce n’est pas un mal. Eux non plus ne me plaisent pas au fond.
Comme j’ai perdu, c’est lui qui commence le jeu du téléphone. Nous ouvrons l’annuaire au hasard, à la page du L. On passe quelques noms en revue, Leamont, Ledanois ( nous l’avons déjà appelé ce monsieur, la blague était facile), Lehu. Lehu. Maël lève les yeux vers moi avec son regard de ‘Tu penses à ce que je pense?’ Je souris. Il compose le numéro. Au bout du fil, une dame d’un certain âge. Maël ne perd pas de temps ‘ Allô, Madame Le U? Je suis Monsieur Le V. Je me demandais si ma femme, Madame Le W ne serait pas chez vous, elle avait dit qu’elle rentrerait pour dîner mais elle n’est toujours pas à la maison.’ Il s’empêche de rire. La vieille dame ne comprend pas le jeu de mot. Elle répond sincèrement ‘ Je ne connais pas de Madame Ledoublevet, je suis désolée Monsieur Levet. Bonsoir’. Elle raccroche.
C’est mon tour à présent. Je m’empare du botin, tourne les pages. Je prends mon temps. J’ai pris mon temps avant que ma vie ne change brutalement. Je lis quelques noms, indécise, et soudain, je vois ce nom, ‘Foulatier’, que dans mon empressement je lis ‘Foualier’. Maël me dicte le numéro. Une sonnerie, deux…ça décroche, enfin. J’entends pour la première fois cette voix qui me marquera à tout jamais. Une voix aïgue mais éraillée. La voix d’une enfant capricieuse et mature. Je dis ‘ Bonsoir, je suis bien chez les Fou à lier?’. J’entends un sourire au bout de la ligne. La voix répond nonchalemment ‘Si l’on veut, oui.’ Je suis prise de court. D’habitude, les gens mettent toujours un certain temps à rentrer dans nos jeux. Avec elle, ça a été immédiat. On aurait dit qu’elle attendait ce coup de fil. Désemparée, je ne sais que répondre. Mes yeux cherchent ceux de Maël, qui regarde distraitement son chat. La voix m’interpelle ‘ Mademoiselle? Je peux vous aider?’. Mon cœur bat rapidement, mes mains sont devenues moites. Je dis ‘ Oui. Aide-moi.’ , elle répond, naturellement ‘ Je suis là…Comment t’appelles-tu?
- Solène.
- Moi c’est Édith. Je suis là Solène.’
Maël me regarde d’un air insistant. Nous ne sommes pas là pour faire la conversation. Il attend son tour avec impatience. Je dis ‘Merci Edith’. Je raccroche. Avant de donner l’annuaire à Maël, je retiens la page de son nom. 849. Nous ne vivons pas dans le même département.
Le reste de la soirée, je ne pense qu’à cette voix. Aujourd’hui, je le sais, j’ai eu ce soir-là un coup de foudre pour Edith Foulatier, page 849 de l’annuaire régional. Je ne savais rien d’elle. Rien de plus que son nom, son numéro de téléphone, la page où on pouvait la trouver dans l’annuaire, et sa voix.
Sa voix qui n’en finira jamais de me hanter.
3.
Notre histoire ne pouvait pas s’arrêter là. Pas encore.
Entendre la voix d’Édith le samedi soir, sa répartie, sa douceur, avait été une fissure dans la monotonie de mon quotidien. J’y pensais tout le dimanche suivant, dans ma chambre d’adolescente que je partageais avec ma petite sœur, et le reste de la semaine.
Samedi soir chez Maël. La routine. Nous ne sommes pas au même collège alors nous nous racontons nos histoires, les gens que nous aimons, et ceux que l’on pousserait bien dans l’escalier du bâtiment B. Malgré moi, il y a beaucoup de choses que je cache à Maël. Nous sommes ensemble pour rire, pour nous amuser. Je ne peux pas lui parler de l’ambiance chez moi, mes parents prolo, des amis que je ne me suis jamais faits au collège. Maël m’aime comme je suis, et j’aurais peur de le décevoir s’il apprenait qu’auprès d’autres gens, dans un autre contexte, je ne suis pas une fille qu’on dit cool.
Je n’ose pas lui reparler d’Édith. Pourrait-il comprendre que je pense à cette inconnue depuis une semaine, sans même savoir si c’est une adulte ou une enfant, sans savoir à quoi elle ressemble, et sous le simple prétexte de deux phrases échangées au téléphone? Je veux faire semblant de me tromper, la rappeler par erreur, mais Maël se douterait de quelque chose. Alors je fais comme si Édith n’était pas rentrée dans ma tête, et je joue avec lui.
Dans ma famille, les gens aiment les rituels. Une manière de poser un rythme, de donner des repères, qui soulagent sans doute mes parents de leur semaine difficile. Mon père travaille à la chaîne, dans une des rares usines de la région qui n’a pas fermée. Ma mère est femme au foyer. Elle était couturière avant de prendre un congé pour ma naissance, et un pour celui de ma petite sœur, et qu’ils finissent par ne plus vouloir d’elle, de peur qu’elle fasse un quatrième enfant sous peu. C’était mal pensé. Mes parents n’auraient pas eu les moyens pour un quatrième.
Leur plaisir, c’était de nous amener à la cafeteria du coin le mardi soir. Le mardi car les menus pour enfants étaient offerts. Presque tous les mardis, nous nous rendions tous ensemble à la cafeteria, où je faisais croire depuis plus de deux ans que j’avais moins de douze ans. Je voyais dans les yeux de mes parents qu’ils avaient, avec ce geste, l’impression de nous offrir un grand luxe. Alors je ne disais rien, et je mangeais ma bouffe en plateau.
Ce mardi, je pense à Édith. Je n’ai qu’elle en tête. Je connais son numéro de téléphone par cœur. Je l’écris dans mes cahiers d’étude, j’y pense sous la douche, et dans le bus. Je me le récite comme on chante une chanson. Il faut que je la rappelle. Je ne peux pas rester avec ça dans la tête. Je vois déjà arriver mon échec scolaire qui fait la une des journaux : « incapable d’apprendre ses leçons car le numéro d’une inconnue est gravée dans sa tête ». Je dois rappeler Édith. Elle sera sûrement stupide, et je serais soulagée. Je pourrais reprendre ma vie.
Ce mardi donc, quand ma mère vient nous chercher ma sœur et moi dans notre chambre pour partir à la cafeteria, je prétexte des maux de ventre insoutenables. Ma mère s’inquiète, se demande si ce ne serait pas l’appendicite, et m’ausculte à la manière d’une maman qui n’a visiblement jamais étudié la médecine. Subitement, je vois un éclair passer dans ses yeux. Elle s’exclame ‘ Mais dis donc toi. Tu serais pas en train de devenir une femme? ‘ Je ne comprends pas immédiatement. Ah. Mes règles, c’est à cela qu’elle pense. Il est vrai que je ne les ai encore jamais eues. Toutes les filles du collège en parlent, et je me sens exclue du clan. Je hausse les épaules. Ma mère dit ‘ Bon, si c’est ça, je sais que c’est très douloureux. Tu vas rester te reposer, et tu me diras à notre retour ce qu’il en est.’ J’acquiesce en souriant. Ne pas me réjouir trop vite.
J’ai la maison pour moi.
Avant de claquer la porte d’entrée, ma mère lance ‘ Solène, s’il y a quoi que ce soit, n’hésites pas à te servir du téléphone’.
J’ai le téléphone pour moi.
4.
Notre histoire, je ne savais pas qu’elle allait durer aussi longtemps. Je ne savais pas dans quoi je me lançais ce soir-là, en rappelant Édith. Je ne savais pas, à quatorze ans, qu’une seule histoire peut être l’histoire de toute une vie.
Chez mes parents, le téléphone est dans le corridor. Ce n’est pas un sans-fil. Ici, quand tu es au téléphone, n’importe qui passant dans le corridor peut entendre ta conversation. Tu n’as aucune intimité. Mais ce soir, cela n’a pas d’importance. Je suis seule à la maison et c’est là toute l’intimité à laquelle je peux aspirer dans mon adolescence.
Au moment de numéroter, j’ai un doute. Les chiffres se mélangent. J’avais pourtant le numéro en tête depuis plus d’une semaine, et instantanément, je ne sais plus si le 2 vient avant le 4 ou inversement. Je panique. Je ne dois pas perdre de temps. Chaque minute de cette soirée en solitaire m’est comptée. Ma famille peut revenir d’un moment à l’autre. Dans la commode, je prends le bottin. Page 849. C’est très clair. Foulatier. Je descends rapidement des yeux les numéros. Le voilà. Oui, le 2 avant le 4, comme je pensais. Je compose enfin le numéro, les mains moites. Je n’ose pas m’asseoir sur la chaise proche de la commode. Je reste debout, dans le corridor, en attendant la tonalité. Une idée me traverse l’esprit : et si ce n’était pas elle qui décrochait? Et si c’était sa sœur, ses parents, ou, pire, son mari? Je raccroche brutalement. J’ai du mal à respirer. Je vais chercher un verre d’eau à la cuisine. Je m’installe sur la chaise à côté du téléphone. Allez Solène, un peu de bravoure. Tu le fais constamment appeler des inconnus, ce n’est pas la mer à boire. Solène, merde, t’as l’air de quoi là? T’as attendu ça pendant des jours et maintenant au lieu de te lancer, tu vas faire ta mauviette? Comme d’habitude… Non. Non, pas cette fois. Vas-y, fais-le.
J’entends la tonalité. La ligne n’est pas occupée. Le téléphone doit sonner dans la maison des Foulatier. Une sonnerie, deux… ça décroche :
« Allo? ». Mon cœur s’emballe. C’est elle. C’est Édith. Je n’ai pas vraiment pensé à ce que je pourrais lui dire. Je ne pensais qu’à entendre sa voix à nouveau. Je pensais à ce qu’elle pourrait me dire mais moi, non, aucune idée. Alors, je réponds, fébrile :
« Édith? Elle n’attend pas une seconde. Ma voix ne la surprend pas. Elle répond presque immédiatement
-Ah Solène. Tu m’as fait peur. Je me demandais qui appelait à une heure pareille. »
Quelle surprise. Elle s’adresse à moi comme si nous étions déjà amies. Comme si ce n’était aucunement étonnant que je rappelle après avoir fait une blague vaseuse au téléphone dix jours plus tôt.
« Tu sais, le mardi, comme mes parents ne sont pas là, en général, personne n’appelle. Attends une seconde j’étais en train de me faire chauffer de la soupe. Je vais éteindre le feu et j’arrive. » J’attends quelques secondes, seule au téléphone. Le temps de calmer mon cœur et ma respiration. Elle revient et dit
« Et toi, tu es seule? Ça va mieux? ».
Édith est un moulin à paroles. Elle me laisse à peine le temps de répondre. Elle me parle comme ça, comme si nous nous étions vues la veille. Je l’écoute. Cela m’apaise et me fait du bien. C’était exactement ce que j’attendais. À aucun moment elle n’évoque mon premier appel. Elle ne fait aucune remarque sur le fait que nous ne nous connaissons pas vraiment.
Elle me raconte son père en réunion le mardi, sa mère avec ses amies qui sort au restaurant, et elle qui se fait seule à souper, qui étudie fort pour être chirurgien. Elle dit ‘ Parce que tu sais, eux, ils étudient l’esprit. Mais tu verrais les patients parfois. Leur seul problème, c’est d’avoir trop d’argent et de culpabiliser. C’est très superficiel. Moi, je veux soigner des vraies blessures. Des vrais problèmes de cœur. Je veux pouvoir dire que j’ai réparé un cœur brisé, mais que ce ne soit pas une image. Moi, je veux partir soigner des gens dans le monde entier. Alors, c’est sûr, il faut que j’étudie énormément. Mais j’aime ça. Je sais que j’irais loin, au propre, comme au figuré. ». Elle est ambitieuse et parle comme une grande. Je n’ose pas lui demander l’âge qu’elle a, mais je comprends qu’elle est au lycée, et qu’elle n’a pas encore le baccalauréat en fin d’année. Nous avons moins de trois années d’écart.
Mon plaisir est si grand de l’écouter que j’en oublie l’heure qui passe. La porte d’entrée claque, ma famille est de retour. Je coupe la parole à Édith, je dis ‘ Édith, je dois filer. Je te rappelle mardi prochain sans faute’ . Je l’entends répondre ‘ Bonne nuit Solène.’ Je pense, bien sûr. Ma nuit sera la plus belle de toute ma vie. Maintenant que je t’ai toi, Édith.
5.
Notre histoire, j’ai souvent cru que je l’avais inventée, que je l’avais rêvée tellement fort, que je m’étais persuadée qu’elle s’était réellement passée. Je n’ai jamais osé en parler à personne, de peur que les gens rient de moi et me disent ‘ Voyons, Solène, ce n’est jamais arrivé’. Bien sûr, je savais que tout était vrai, au fond de moi, mais après que tu m’aies laissée tomber Édith, je n’arrivais pas à réaliser que notre histoire avait eu lieu, et qu’elle n’aurait pas de suite.
Je te rappelais le mardi suivant, prétextant une nouvelle fois des maux de ventre. Nous convenons très rapidement que le mardi sera le jour de notre coup de téléphone tant attendu. Pendant des semaines, je trouve des excuses pour ne plus accompagner mes parents à la cafétéria. Révisions par ci, devoir par là, migraine, émission exclusive à la télévision. Au bout d’un certain temps, ma mère arrête de lutter. Mes parents m’en veulent. Ils se disent que je suis trop bourgeoise pour eux, que je les juge. Ils pensent que je suis une ingrate qui ne voit pas le sacrifice dont il font preuve pour nous amener souper à la cafétéria une fois par semaine.
Au contraire, je suis très reconnaissante de ce sacrifice, qui me permet, à moi, d’avoir ma soirée seule à la maison.
L’année se poursuit, sans que nous ne manquions un mardi au téléphone. Édith devient ma meilleure amie, ma sœur, ma confidente. Elle s’est décrite à moi comme une grande maigre, agile, aux cheveux châtains mi-longs. Moi, en mentant un peu, je me suis inventé des yeux verts, ce qui n’est pas totalement faux quand je sors de la mer, l’été.
Pendant les vacances, nous ne parvenons pas à nous joindre autant que nous le souhaiterions. Mes parents font des économies pour nous amener en camping les deux dernières semaines d’août, tandis qu’Édith part avec les siens en Thaïlande tout le mois de juillet. Je ne cesse de penser à elle.
Cet été là, je m’endors sur la plage, en plein soleil, et j’imagine Édith. J’ouvre doucement les yeux et je crois voir son visage qui me sourit, ses cheveux traversés par la douce lumière de fin d’après-midi.
Parfois, j’ai peur. La torpeur de l’été me réveille en pleine nuit, et dans l’obscurité me viennent des pensées terribles. Et si Édith ne me rappelait plus à la rentrée?
Mais la rentrée a lieu et Édith me rappelle dès le premier mardi. Je suis entrée au lycée. Maël n’est pas avec moi, il a choisi une option qui le forçait à partir dans un lycée de l’agglomération. Je ne cherche pas à me faire de nouveaux amis. Les gens de ma classe doivent me trouver quelque peu étrange. Je parle assez peu et me fonds dans la masse. Pour ceux qui m’accordent un peu d’attention, je me révèle tout à fait normale, pleine de vie et d’humour. Je deviens alors une intrigue. Mon manque de désir de sociabilité interroge. Mais à aucun moment, je ne parle d’Édith.
De plus en plus, le mardi, nous évoquons des plans pour nous voir, nous rejoindre quelque part. Chaque hypothèse est très vite contrée par nos dures réalités : mon manque de moyens financiers pour me déplacer hors du département, et son manque de liberté. Édith a des cours particuliers presque tous les jours, et tous les week-end. Elle en a fait la demande à ses parents pour être plus performante, et se préparer à aller en médecine. Moi, j’ai un niveau dans la moyenne. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je voudrais faire plus tard, après le bac.
Si, il y a une chose à laquelle je pense, une chose dont nous parlons, elle et moi : partir. Édith dit ‘ Tu verras, après ton bac, moi j’aurais fini ma première année de médecine. On passera l’été toutes les deux. D’ici là, j’aurais mon permis et je pourrais emprunter le van de mon oncle pour faire le tour de l’Europe. ‘ J’en rêve la nuit. Édith et moi sur les routes. Édith et moi. Édith rien que pour moi.
Je ne sais pas à quel moment je me suis rendue compte qu’Édith était plus que mon amie. Peut-être le mardi où elle m’a demandée ‘ Tu as déjà fait l’amour à un garçon?’. La question m’étonne. Pas parce qu’elle touche à mon intimité, pas parce qu’elle me gêne. Simplement parce qu’Édith n’a pas dit ‘faire l’amour avec un garçon’, mais ‘faire l’amour à un garçon’. Je réponds sincèrement ‘ Non.’ Je ne lui renvoie pas la question. Je ne veux pas savoir si Édith, mon Édith, a déjà fait ça. Elle dit ‘ Et moi?’ Je ne comprends pas ce qu’elle entend par là. Me demande-t-elle si d’après moi elle l’aurait déjà fait? ‘Et toi quoi?’. Je l’entend avaler sa salive ‘Et moi, tu aimerais me faire l’amour?’.
Je n’y avais jamais pensé auparavant. Je savais que j’éprouvais pour Édith un sentiment particulier, que ses appels me mettaient dans une excitation inédite dans ma vie. Je n’avais jamais mis de mots sur ça.
Pourtant, je réponds instinctivement ‘ Oui. Je crois que j’aimerais ça Édith’. Je dis ‘je crois’, car je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est que faire l’amour. Bien sûr, je comprends le principe, j’ai intégré mes cours de sciences et vie , et entendu quelques conversations de filles plus délurées que moi à ce sujet. Mais je ne sais pas ce que ça fait.
Je sais qu’Édith sourit à l’autre bout du fil. Doucement, elle répond ‘ Solène, ce soir, quand tu iras te coucher, j’aimerais que tu glisses tes doigts dans ta culotte. Je voudrais que tu descendes lentement, et que tu te caresses là, entre tes cuisses. Tu auras les yeux fermés, et tu imagineras que c’est dans ma culotte à moi que tes doigts sont. D’accord?’ Je me tais. J’attends la suite. ‘ Je ferais pareil, en imaginant que je te touche toi, et comme ça, nous nous ferons l’amour.’ Je n’arrive pas à répondre, à peine à respirer. Je sens ma culotte trempée sous mon blue jean. Édith dit ‘À mardi Solène’. Elle raccroche.
Les mardis qui suivent, nous n’en reparlons pas. C’est inutile. Nous savons désormais que nous nous aimons d’une autre manière.
Jusqu’à mes dix-sept ans, ma vie s’écoule comme ça. Rythmée par un mardi au téléphone, avec la personne que j’aime le plus au monde sans même l’avoir rencontrée une seule fois. Je ne me pose pas de question. J’étudie assez pour avoir mon bac du premier coup et partir rapidement avec Édith, sur les routes de l’Europe.
Un mardi, au début de ma terminale, je reçois comme toujours le coup de fil d’Édith. Elle est en larmes.
‘Je vais le tuer, Solène. Je te jure, je vais le tuer. Il a pas intérêt de rentrer à la maison avant qu’on parte sinon, je lui enfonce mon critérium dans l’œil. Il a osé la tromper, tu te rends compte? De toutes manières, qu’est-ce que je croyais? Les hommes, c’est tous les mêmes. Je pensais que mon père était une exception, je suis bien rentrée dans le panneau. Il est comme tous ces imbéciles, il pense qu’avec sa queue. On va partir Solène. Elle et moi, on lui laisse sa maison, sa grande, belle maison, qu’il a durement payée et nous on se barre chez sa mère. Le temps de trouver autre chose, un appart en ville. Elle va refaire sa vie, et moi aussi par la même occasion, ça ne nous fera pas de mal. ‘
Elle ne s’arrête pas. Un flot continu de paroles, haineuses contre son père, contre les hommes en général. Je ne peux pas intervenir. Ça dure une vingtaine de minutes puis elle raccroche en disant ‘ Bon, je vais voir comment elle va. Bye.’
Elle n’a jamais rappelé. Ni le mardi d’après, ni le suivant. J’ai appelé chez elle, deux semaines plus tard. J’avais eu peur de tomber sur ses parents, et c’est exactement ce qu’il s’est passé. J’ai eu son père, à qui je parlais pour la première fois qui m’a dit d’une voix éteinte ‘ Édith ne vit plus ici, désolé.’
C’est tout.
Elle n’a jamais rappelé.
6.
Notre histoire, il fallait qu’elle se termine. Pour ma santé mentale. Pour que ma vie puisse avoir lieu. Il fallait un point final et ça ne pouvait pas être ce ‘Bye’, jeté à la va-vite, comme on lance une balle au chien. J’ai couru après la balle, à travers les bois, et quand je suis revenue, bredouille, tu n’étais plus là Édith. Il n’y avait plus rien. Tout avait disparu.
J’ai dix-neuf ans. Je commence enfin l’université. Je n’ai pas raté mon bac, mais en finissant le lycée, je n’ai pas trouvé la force de recommencer à étudier. Je ne voulais pas partir de ma campagne pour rejoindre une grande ville universitaire. J’avais peur de manquer son appel. Car je ne passe pas un seul jour sans y penser : et si elle appelle? Avant de partir en colocation avec Maël, étudier les langues étrangères, je précise bien à mes parents que si une certaine Édith appelle, ils doivent lui donner mon numéro de téléphone portable.
Maël me présente ses amis. Il est là depuis un an déjà. Avec son aide, je retrouve lentement ma joie de vivre et ma sociabilité. Il tente de me présenter des amis qui étudient avec lui en école d’ingénieur. Je m’entends bien avec la plupart d’entre eux, mais jamais je ne leur donne ce qu’ils attendent véritablement.
Un soir, nous sortons en bande dans un bar quelconque. Quand je me rends au comptoir commander un verre, la serveuse me sourit. Ses yeux pétillent. Ses cheveux courts sont rassemblés en queue de cheval. Elle porte une chemise avec des caravanes dessinées dessus. Nous faisons connaissance. Dans mon dos, je sens le regard de Maël. Je sais qu’il comprend ce qu’il est en train de se passer. Assise au bar, je recommande quelques verres jusqu’à la fermeture. Je rentre avec la serveuse.
Le lendemain, Maël est doux avec moi. Il me serre fort dans ses bras et me dit à l’oreille en riant ‘ T’es conne. Pourquoi tu me l’as pas dit?’ Parce que. Si tu savais Maël, tout ce que je ne t’ai pas dit. Toutes ces années.
L’université m’épanouit plus que je ne l’aurais imaginé. Pendant ma maîtrise, je me fais quelques amis. Je travaille en soirée dans un vidéo-club. Les clients reviennent régulièrement, en disant que je suis de bons conseils.
J’ai des flirts, rien de plus. Au grand désarroi de mes amantes, je n’arrive pas à m’attacher aux filles que je rencontre.
Dans le doute, un soir un peu soûle, au retour d’une soirée , je rentre dans la chambre de Maël, à peine endormi. Je lui demande ce que ça fait de faire l’amour à un homme. Il sourit et hausse les épaules. Il dépose un baiser sur mon front et nous dormons l’un contre l’autre.
Certains week-end, quand je n’ai pas trop de travail, je rentre chez mes parents. Systématiquement, je demande s’il n’y a pas un message pour moi. La réponse me déçoit toujours. Aux repas, ma mère insiste pour que je me resserve. J’ai perdu une dizaine de kilos depuis la fin du lycée. Mes parents s’inquiètent pour moi. À la télévision ils entendent parler des étudiants contraints de se prostituer pour financer leurs études. Ils ont peur que ce soit mon cas. Le soir, avant de me coucher, j’écoute ma sœur me raconter ses histoires de lycée. Je me revois en salle de classe, rêvasser en regardant la cour vide.
À personne, je ne parle d’Édith.
Diplômée, je maîtrise des langues de pays où je n’ai jamais mis les pieds. Je trouve rapidement du travail comme secrétaire trilingue dans une entreprise en développement. Je classe les factures, réponds au téléphone, et écris les adresses sur les enveloppes.
Après quelques salaires, je quitte la colocation. Maël est embauché dans une autre ville. Nous nous appelons régulièrement. Nos rendez-vous téléphoniques ont pour moi un goût de déjà vu.
Aujourd’hui, j’ai trente ans. Enfin, presque. Je m’apprête à les fêter. Maël m’a invité à passer des vacances dans la maison qu’il vient d’acheter avec son compagnon, Hugo. Je sais que derrière cette invitation se cache de légers travaux de peinture et ponçage, mais je ne lui en veux pas. Je suis heureuse de pouvoir l’aider dans sa démarche.
Sur la route pour me rendre chez eux, j’écoute une radio de variétés. Je me surprends à dodeliner de la tête en rythme. Quinze ans après mon premier coup de fil à Édith, j’ai encore de la difficulté à ne pas penser à elle.À ne pas garder espoir. Je l’imagine dans la voiture à mes côtés, à danser gaiement, sans ceinture. Je la vois encore comme l’adolescente que j’imaginais déjà à l’époque. Dans mon esprit, elle n’a jamais vieilli.
Le téléphone sonne. La voix de Maël résonne dans mon automobile. Hugo a oublié d’acheter les huîtres et à cette heure-ci, il n’y a que le centre commercial près du périphérique qui est ouvert. Je m’en chargerais. J’ai roulé deux heures, et le soleil se couche. J’apprécie ce moment à moi. J’apprécie de rouler et de faire le point avant de fêter mes trente ans. Je me promets que ce sera enfin le moment pour moi de tourner la page, de ne plus attendre qu’Édith ressurgisse dans ma vie. Et, tandis que je pense à ça, en avançant dans l’allée vers le rayon poissonnerie, je pense que je ne peux pas la rayer de mon esprit. Et si elle revenait?
Toutes ces années, dès que j’ai eu un téléphone portable, j’ai décroché à tous les appels dont le numéro était inconnu, de peur de manquer l’appel d’Édith. J’ai passé des nuits entières sur des sites de rencontres, en essayant de savoir à quel profil elle correspondrait. J’ai tapé son nom dans des moteurs de recherche au moins une fois par mois. J’ai consulté les listes des étudiants reçus en médecine dans toute la région. J’ai même envisagé qu’elle puisse être morte. Sans y croire. Je regarde les poissons sur l’étal de glace. Leurs yeux globuleux, leurs bouches ouvertes. Non, Édith n’est pas morte, je l’aurais senti.
‘Suivant’. Je relève brutalement la tête. Je ne suis pas la suivante. La voix qui a prononcé ce mot, je l’ai trop entendue pour ne pas la reconnaître. Je cherche des yeux derrière le comptoir la personne qui a appelé le client suivant. Elle est déjà en train de le servir. Dans une tenue bleue marin, elle empoigne des moules qu’elle met en vrac dans un gros sac. Sur la broche accrochée à sa chemise, je lis ‘Édith’. J’ai toujours pensé que les prénoms que les vendeurs s’affichaient sur la poitrine étaient des pseudonymes.
Elle rit bêtement à la blague de son client. Ses dents sont jaunies et mal placées. Sa peau est abîmée. Comme elle me l’avait dit, elle est grande. Ses cheveux sont secs, teints dans un blond qui aurait délavé à l’eau de mer. Je ne peux pas la regarder plus longtemps. Mes yeux fixent la céramique blanche au sol, tachée de boue. Je voudrais m’y enfoncer. Je voudrais n’être jamais rentrée dans ce supermarché.
Je sens qu’on s’approche de moi. Sa voix, encore. Elle me dit ‘ Madame, on s’occupe de vous?’ Je n’arrive pas à relever mes yeux du sol. Mes côtes se sont resserrées. J’ai la sensation qu’elles transpercent mon estomac. ‘ Madame? Je peux vous aider?’. J’ai du mal à retenir mes larmes. Je suis paralysée. Je ne la regarde pas. Je ne veux pas la voir. Je n’arrive à formuler qu’une seule phrase dans mon esprit. ‘Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible.’ Elle résonne en boucle. Une goutte tombe sur le sol. Je me retourne et sors du magasin en courant. La lumière du soleil couchant m’éblouit. C’est l’été. Je cours sur le parking. En sueur. Je me retrouve au milieu de voitures que je ne connais pas. Je m’appuie sur le capot de l’une d’elle et regarde autour de moi. Ma voiture n’est qu’à quelques allées.
À peine rentrée à l’intérieur, je m’effondre en larmes. Je n’ai jamais pleuré Édith. Jamais avant aujourd’hui. Au bout de quelques minutes, je reprends mon souffle et essuie mes larmes. J’allume le poste de radio. La voix de Niagara chantonne ‘Dans l´herbe écrasée, à compter mes regrets.
Allumette craquée et tout part en fumée.’ J’écoute la chanson en entier.
En tournant la clef de contact, je réfléchis à la réaction de Maël quand je lui dirais que n’ai pas pris d’huîtres, et que je ne viendrais pas. Je réfléchis aux affaires qu’il faudra que j’aille chercher à mon bureau à mon retour.
Je sors du parking et prends la direction de l’autoroute. Ma valise est déjà dans le coffre. Il ne manquait que moi. J’accélère vers la frontière italienne. Je dépasse les limites de vitesse. Je n’ai plus de temps à perdre.