Je ne suis jamais – Altéa
1. Je ne sors jamais
Je ne sors jamais le samedi soir. En fait, je ne sors jamais. Je partage mon temps entre mes études d’architecture et mon travail au restaurant italien de mon oncle. Je vois rarement mes amis, faute de temps et – même si je rechigne à me l’avouer- faute d’envie. Devenir adulte n’a pas aidé ma sociabilité, au contraire. Parfois, rarement, je fais un effort. Il faut une occasion particulière, un contexte. Je n’attends pas d’avoir envie, j’attends juste une bonne raison.
Ce soir, la bonne raison, c’est Cassiopé. Elle fête ses 23 ans et m’a fait promettre de ne pas la laisser seule pour son anniversaire. Sa petite amie, Charlotte, est partie chez sa mère pour les vacances de la Toussaint. Cassiopé m’a invitée à un souper chez elle, dans son minuscule appartement avec toilettes sur le palier. Après quoi, elle garde espoir que je l’accompagne dans un bar quelconque, pour pouvoir raconter à ses autres amis cet anniversaire mémorable, auprès de moi, que personne ne connaît vraiment. L’amie mystère autour de laquelle elle peut tout inventer, et par là-même, se recréer une propre image d’elle. J’ai accepté, et après avoir englouti un plateau de sushis commandé rapidement, un peu tard pour cause d’apéritif sans fin, elle me fait la liste des bars où elle aimerait aller. Je soupire gentiment. Je suis déjà trop saoule pour lui refuser quoi que ce soit.
Elle parle d’un nouveau lieu, le Renaissance, où elle voudrait se rendre. Le nom ne me dit rien de bon. Elle me le décrit comme un ancien entrepôt où on emballait des friandises exportées partout dans le monde. Le bâtiment aurait brûlé il y a de cela près de dix ans. Les nouveaux propiétaires ont décidé de jouer sur ce mélange de genres, entre bonbons et incendie, candeur et drame, pour créer une identité propre au bar. Le discours de Cassiopé aiguise ma curiosité et avant même qu’elle n’ajoute son dernier argument, je suis conquise. « En plus, un paquet de lesbiennes en ont fait leur quartier général ces dernières semaines. Ça ne te fera pas de mal de rencontrer de nouvelles têtes, non ? »Non.
Non?
En arrivant au Renaissance, je me rends compte qu’il s’agit plus d’un club que d’un bar. J’offre un verre à Cassiopé et m’assois sur une grosse enceinte pour la regarder danser. Elle ne m’en veut pas. Nous nous connaissons depuis l’adolescence, et même si nous ne partageons plus autant qu’avant, la présence de l’autre nous fait du bien. Je sens l’enceinte vibrer sous mes cuisses. Mes côtes me semblent s’ouvrir et se refermer aux rythmes de la musique électronique. Comme mon amie l’avait annoncé, c’est le nouvel endroit à la mode. Des silhouettes plus ou moins transpirantes se déhanchent, les cheveux des unes et des autres s’emmêlent, à l’insu des têtes qui les portent. Je toise la salle et admire le spectacle de la vie nocturne contemporaine, quand mon regard croise celui d’une inconnue, à l’autre bout de la pièce. Assise sur une banquette, le cou long et le visage légèrement penché, elle me transperce d’un regard transparent, qui luit dans le club obscur. Je voudrais baisser les yeux, continuer le tour de la salle, et oublier ce visage, mais elle me retient des yeux. Le temps d’une chanson, elle boit le reste de son verre d’une traite en maintenant son intense regard. Elle ne sourit pas. En reposant son verre, elle attrape une veste en cuir sur la banquette, se lève, et rejoint la sortie sans prévenir. Je suis désemparée. J’imagine courir à sa suite. Pour lui dire quoi?
Ma première pensée est de ne pas oser. Je me dresse debout sur l’enceinte. Elle a déjà franchi la porte. Juchée sur la pointe des pieds, je ne sais plus bien ce que je cherche. Alors, sans un signe pour Cassiopé, je me précipite à mon tour vers la sortie. L’air frais de la nuit me surprend. Ma peau frissonne. Haletant, je cours au milieu de la rue, regardant d’un côté, de l’autre. Quelques mètres plus loin, les phares d’un 4×4 s’allument. La voiture démarre et roule dans ma direction. Je ne pense pas à m’éloigner de la route. En réalité, je ne pense plus qu’à une chose : croiser le visage de la brune à la robe rouge une dernière fois. Me dire que je ne suis pas arrivée trop tard. Comme d’habitude. La voiture s’arrête de justesse avant de me percuter. Éblouie par les phares, je porte une main à mon front en visière et plisse les yeux. À travers le pare-brise, je vois deux billes vertes briller dans la nuit. J’entends la vitre électrique s’ouvrir. J’attends un instant qu’elle sorte sa tête et s’adresse à moi, mais elle reste immobile. Je m’approche de la portière. Si nos corps sont séparés par la carosserie, nos visages ne sont plus qu’à quelques centimètres. Le grain de sa peau est lisse et soyeux, sa machoire apparente, et ses joues légèrement creusées. Silencieuse, elle regarde la route devant elle. Je ne sais plus quoi dire. Je n’ai eu le temps de rien préparer. Je n’ai pas l’habitude. Elle fait gronder le moteur de sa voiture, en signe d’impatience. Prise de court, je dis : « Tu rentres? ». J’ai le cœur qui bat en attendant la réponse, comme si celle-ci allait me surprendre. Comme si, ultimement, j’espérais un « Oui, tu veux venir? ». Mais elle ne répond pas. Elle rit doucement, un peu cynique, et j’ai la sensation d’être la personne la plus stupide au mètre carré. Sans un regard, elle dit finalement « Tu ferais mieux d’en faire autant. Rentre dormir, et ne reviens pas. ». Elle dit ça comme un conseil de grande sœur. Elle met en marche la radio et appuie sur l’accélérateur.
Comme si je venais de rêver, je me retrouve là, au milieu de la route. Devant le Renaissance où j’ai plutôt l’impression d’avoir été assassinée. Dans mon dos, depuis le trottoir, j’entends Cassiopé crier « Altéa! Altéa tu fais quoi putain? ». Je regarde une dernière fois la route vide avant de me retourner vers Cassiopé. Elle titube sur le trottoir dans ma direction, nos manteaux sur le bras. Elle pose ma veste sur mes épaules, et met une cigarette dans ma bouche qu’elle allume en vitesse. Son mascara a coulé, et ses lèvres sont violacées par le vin. « T’en avais assez, pas vrai? Je le sais que c’est pas ton genre d’endroits, mais j’avais tellement envie de venir. Merci Altéa. Merci. ». Je souris. Elle me serre fort dans ses bras. « C’était si affreux que ça? », elle me dit en me frottant le dos.
«Non. Non, c’était bien. Je crois que j’aimerais revenir bientôt. »
2. Je ne mens jamais
Je ne mens jamais. En fait, mon seul mensonge, c’est plus un secret qu’un mensonge. La frontière est parfois poreuse entre les deux. Mon seul mensonge me protège, mais protège aussi ma famille. Je ne peux pas leur dire, pas encore. Pour moi, c’est un mensonge tellement gros que j’ai la sensation d’avoir utilisé mon quota de mensonge pour le reste de ma vie. Alors je ne mens plus. Je n’exige pas des autres qu’ils me disent la vérité. Je sais que c’est un exercice difficile pour la plupart d’entre nous. Quand j’y pense plus sérieusement, je réalise que mes anciens amis se sont éloignés de moi sans doute parce que je ne leur mentais pas assez. Je trouve aussi assez cinique d’avoir pour meilleure amie une menteuse endurcie. Je ne lui en tiens pas rigueur. Je trouve ça même attachant.
Quand il s’est agit de mentir à mon oncle, j’ai bu un fond de cognac avant de décrocher le téléphone. Pour me déculpabiliser, je me suis dit que ce petit mensonge faisait partie du gros que je traîne depuis tant de temps. Si ma famille pouvait accepter, alors j’aurais dit à mon oncle : ‘ Écoutes tonton, je ne vais pas pouvoir venir travailler samedi. Je sais, c’est le deuxième samedi que je te demande, mais il y a cette fille… Je l’ai croisée la semaine passée et je pense que j’ai eu ce qu’on appelle un coup de foudre. Je ne sais rien d’elle, mon seul espoir, c’est de la recroiser dans cette boîte. ‘ Il aurait trouvé ça beau et m’aurait encouragée à aller rejoindre la femme qu’il me semblait déjà tant aimer. Au lieu de ça, j’ai feint une toux quand il a décroché et dit d’un ton plaintif : ‘Écoutes tonton, je ne vais pas pouvoir venir travailler ce soir. Je sais, c’est le deuxième samedi d’affilée, mais j’ai de la fièvre. Je pense que j’ai attrapé froid la semaine passée. Je ne crois pas que ce soit si grave mais il faudrait que je reste au lit si je veux être en forme pour l’école lundi.’ J’ai bien senti qu’il se faisait plus de souci pour son restaurant que pour sa nièce. Il a raccroché en marmonnant.
Cassiopé n’est pas libre pour m’accompagner. Charlotte est rentrée de vacances et j’ai cru comprendre qu’elles voulaient passer une soirée toutes les deux. Cela ne me fait ni chaud ni froid. Certaines personnes ont peur de se rendre dans un club en étant seule, elles n’osent pas, elles craignent le regard des gens. Et habituellement, ce serait mon cas. Mais ce soir, j’ai rendez-vous. En tous cas, c’est ce que je me suis repétée toute la semaine pour ne pas flancher. Je sais bien qu’en réalité, l’inconnue ne m’a fixée aucun rendez-vous. En fait, elle m’a même sommée de ne pas revenir. Je ne peux pourtant pas m’empêcher de me dire que nous devons nous revoir.
Quand j’arrive au Renaissance, il y a une file le long du trottoir. Je ne comprends pas de suite qu’il s’agit d’une soirée spéciale où seules les filles sont admises. Plusieurs groupes mixtes attendent, en essayant tour à tour de négocier l’entrée dans le club, mais la videuse est intraitable. Je m’apprête à allumer une cigarette quand elle me fait un signe de la main pour m’inviter à rentrer dans le club. Elle tire la porte pour me laisser passer en me demandant ‘ Toute seule?’. J’acquiesce un son sourd. Je n’ai pas envie de lui parler. Elle me fait un clin d’oeil complice en me souhaitant une bonne soirée. Je suppose qu’elle s’imagine que je suis là pour trouver une fille avec qui rentrer. Ce n’est pas tout à fait le cas. Je ne veux pas trouver une fille , parmi tant d’autres, que je trouverais modéremment jolie, pas complètement stupide, qui aura la négligence de rentrer avec moi sans même que j’insiste et que je devrais mettre à la porte dès le lendemain matin pour étudier tranquille. Laver les draps. Je pourrais. Je sais que je pourrais. Cassiopé me répète sans arrêt que des filles ‘comme moi’ manquent au milieu lesbien. Elle dit toujours ‘ Je te comprends pas Altéa, tu pourrais ramener n’importe qui. T’es un canon, t’es sexy. Tu le vois pas que tu fais tourner les têtes? T’es indépendante, et ça plaît aux filles ça. Alors pourquoi tu fréquentes jamais personne? Et me dis pas que tu t’es toujours pas remise de ta prof de français de secondaire. C’était ya dix ans, et je suis pas certaine que c’était complètement légal si tu vois ce que je veux dire. Alors c’est quoi? Y en a pas une assez intéressante pour toi? T’aimes pas le sexe? Ben quoi, c’est possible, ya plein de gens qui aiment pas ça…’ Elle tourne en boucle. Je ne réponds jamais. Je n’ai pas de réponse. C’est vrai que j’ai mis plusieurs années à me remettre de ma relation secrète avec ma professeure de français. Après une année d’ébats intenses et cachés, elle a demandé sa mutation dans une autre académie. Notre relation l’effrayait, et elle ne voulait pas prendre de risque sur son poste. Pour moi, la rupture a été déchirante. Je n’avais personne avec qui partager cela. Ma moyenne en lettres a chuté, tandis que mes notes en mathématiques ont doublé. C’est ainsi que j’ai eu d’assez bons résultats pour rentrer en architecture.
À l’intérieur du club, je ne me sens pas très à l’aise. Cassiopé exagère en disant que je fais tourner les têtes, mais elle n’a pas tort sur le fait que je suis une fille qu’on remarque. Ma grande taille sans doute. Ou peut-être ma grosse tignasse rousse. Je ne me sens pas particulièrement jolie. Je corresponds simplement aux critères de beauté contemporains. Quand je traverse la foule, plusieurs filles se retournent sur moi. Je sens leurs regards, mais je ne fais pas attention à elles. Ce ne sont pas elles que je suis venue voir. Je vais me chercher un verre au bar. Ils n’ont pas de cognac, je me contente d’une bière. Je n’ai pas encore regardé les gens. Je ne l’ai pas encore cherchée. Pas encore. Faire durer l’espoir quelques instants de plus. Quand je me mets en tête de la trouver dans le club, je circule à tous les étages, je vais même aux toilettes. Une fille assez ordinaire essaie de m’aborder en me disant qu’il lui semble que nous nous connaissons. Gentiment je dis ‘Je ne crois pas, je suis une hermite’. Elle reste un peu hébétée, et je retourne à ma recherche. Je me suis laissée le temps de ma bière. Si je ne la trouve pas avant ma dernière gorgée, je rentrerai chez moi, seule et coupable d’avoir laissé tomber mon oncle pour rien. Du vide.
Je ne veux pas la revoir pour l’embrasser, la toucher. Je veux la revoir pour savoir si je suis folle. Si tout ce que j’ai ressenti cette semaine, je me le suis inventé, ou si c’était réciproque. Qu’au moins mon esprit puisse être affranchi. En reposant mon verre vide sur le comptoir du bar, je suis en colère. Je réalise qu’il me faudra encore attendre une semaine avant d’avoir une réponse. Je ne sais pas si j’en serais capable.
En sortant du club, je revois la videuse qui ne manque pas de me dire : ‘ Tu pars déjà?’. Encore une fois, je ne réponds que d’un vague signe de tête. Ce soir, je ne voulais parler à personne d’autre que l’inconnue. Elle dit ‘ Dommage. Je suis sûre que t’aurais trouvé ton bonheur ici’. Elle referme la porte. Je me retourne pour sourire, par politesse, et dans la pénombre, je reconnais à ses côtés l’inconnue dans sa veste de cuir. La flamme de son briquet éclaire son visage. Elle semble connaître la videuse. Je les regarde quelques secondes, déstabilisée. Tous les symptômes que j’évoquais quelques heures plus tôt à mon oncle m’assaillent subitement. Ma gorge se coince et une brusque fièvre m’envahit. Pour cacher ma toux et mon désarroi, je m’avance à pied dans la rue.
Quand je ne tousse plus, j’entends des pas derrière moi, qui me suivent. Je n’ai jamais vu l’inconnue marcher et ne peux pas reconnaître sa démarche. J’ai peur de me retourner. À cette heure-ci, ce pourrait être quelqu’un de plus dangereux que la belle brune. Finalement, j’entends : ‘Tu rentres comment?’ Par chance, ce n’est pas la voix de la videuse, mais bien celle que je suis venue voir. Je m’arrête. J’ai peur d’avoir mal entendu. Elle se rapproche, dans mon dos, et répète sa question ‘ Tu rentres comment?’. Je ne me retourne pas. La fièvre est toujours bien là et j’ai peur d’être devenue toute rouge. J’avale ma salive pour éclaircir ma gorge enrouée. Et, sur un coup de tête, pensant simplement qu’à ce stade je n’ai rien à perdre, je réponds :
Avec toi
J’ai articulé ces deux mots assez bien pour ne pas avoir à les répéter. Je suis plantée là, encore une fois, sur le trottoir, attendant sa réponse. Je n’ose plus me retourner. Je n’entends plus rien. Je me demande si elle est partie sans que je ne l’entende. J’hésite à continuer ma route, quand je sens finalement son odeur se rapprocher, ses longs cheveux effleurer ma nuque, sa respiration près de mon oreille, et que j’entends sa voix me dire ‘ Tu fais fausse route. Ma voiture est de l’autre côté.’
3. Je ne dors jamais
Je ne dors jamais. Par là, je veux dire, je ne passe jamais la nuit. Chez personne. Ce n’est pas un principe de vie, je ne me sens simplement pas à l’aise dans les affaires des autres. Le peu de filles que j’ai fréquentées, je les ai ramenées chez moi. Je préfère. Je préfère me lever quand cela me tente, me faire mon café sans attendre que l’autre se réveille, prendre une douche avec mon savon qui correspond à mon type de peau, et aller gentiment prévenir la fille qu’il est temps qu’elle rentre chez elle, que je dois travailler. Il m’est déjà arrivé de faire semblant de sortir de chez moi, m’inventer un rendez-vous dehors, pour que la fille comprenne qu’il était vraiment temps qu’elle s’en aille. Je suis allée jusqu’au bout de la rue, et quand la fille n’était plus en mesure de m’apercevoir, j’ai fait demi-tour et suis rentrée dans mon appartement du rez-de-chaussée, enfin seule, chez moi, appréciant cette nouvelle solitude. Encore cela, je ne l’ai fait que rarement. Très peu de filles sont venues chez moi. Aucune n’y est revenue.
Depuis mon installation en ville, je n’ai dormi chez personne. Pas même Cassiopé. Décidemment, non, je ne dors jamais chez personne.
Quand l’inconnue m’a fait monter dans sa voiture, nous n’avions pas échangé un mot de plus. J’avais peur de prendre la parole, que ma voix se mette à trembler, à monter dans les aigus malgré moi. Je n’osais pas lui dire : « Par contre, j’aimerais mieux qu’on aille chez moi. En plus, je vis juste à côté, ce sera plus pratique.» C’était trop banal. Pas à elle, pas avec elle. Je ne connaissais encore rien d’elle, mais je sentais déjà que je ne pouvais pas lui dire des banalités. J’avais ce sentiment, déjà, qu’il faudrait exclure les phrases du quotidien à tout jamais. Plus de «As-tu bien dormi ?» , « Tu prends du lait dans ton café?», « Il y quoi ce soir à la téle?».
La première phrase qu’elle me dit sera finalement la seule de tout le trajet en voiture. Elle la dit comme ça, sans attendre de réponse, comme si elle pensait à haute voix. Je suis assise à côté d’elle, je regarde la route. Elle brûle tous les feux, comme par provocation, pour voir si je réagis. Moi, je ne dis rien, j’essaie de ne pas montrer que j’ai peur. J’essaie de ne pas tourner la tête pour voir si d’autres voitures arrivent en même temps que nous au croisement. Elle ne me regarde pas, mais je suis dans son champ de vision. Juste avant d’allumer la radio, elle lance : « J’en ai rarement vu des têtues comme toi.» C’est tout. Je ne sais pas si c’est une bonne chose ou un reproche. Je ne sais pas si je dois sourire ou m’expliquer. Je ne fais rien, je ne bouge pas. Il est trop tard pour lui indiquer le chemin vers mon appartement.
L’immeuble au pied duquel elle stationne la voiture est d’un autre accabit que ma vieille bâtisse délabrée. Contrairement aux miens, ses parents ne devaient pas être artisans. Nous montons au premier étage, par un immense escalier de marbre. Les rampes en bois sont finement sculptées à chaque extrêmité. J’admire rapidement l’ascenceur en vitre, dans cet ancien bâtiment rénové au goût du jour. L’immeuble de l’inconnue est exactement le genre de résidences que j’aurais aimé dessiner. Elle doit se demander pourquoi je regarde chaque détail avec tant d’attention. Elle ne sait rien de moi. Elle ignore que l’architecture est ma première passion, que je pourrais passer des heures à errer dans un immeuble comme le sien pour admirer toutes les subtilités de construction et de rénovation. Nous ne savons rien l’une de l’autre. C’est encore ce moment magique où l’autre peut être la personne idéale. Rien n’est découvert, tout est à imaginer, à idéaliser, à métamorphoser.
En me tendant un verre de cognac, elle dit : « Je m’appelle Arianne. Toi ?
-Altéa.» J’articule suffisamment pour ne pas avoir à le répéter. Les gens sont constamment étonnés de mon prénom. Je ne connais personne d’autre qui le porte et apparemment, le reste du monde non plus. Ma mère dit que le prénom lui est venu en rêve durant sa grossesse. Qu’elle ne l’a entendu nulle part ailleurs, et qu’elle me l’aurait donné même si j’avais été un garçon.
« Altéa. C’est très beau.
-Merci, je réponds, soulagée de ne pas avoir à le répéter.
-Le surnom de Altéa, c’est Al?»
Je ne sais pas. Jusqu’à présent, les gens m’ont toujours interpellée par mon nom au complet, ou par des sobriquets plus ou moins avantageux comme Altesse ou Altère selon les contextes : « Oui, mon Altesse», «T’es lourde Altère». Aucun de mes amis n’a pensé à m’appeler Al.
« J’imagine, oui.
-Pour Arianne, il n’y a pas de surnom. C’est dommage. Je crois que j’aurais aimé ça. »
Elle dit ça et cela clôt toute potentielle conversation entre nous. Ce n’est pas que je n’ai rien à lui dire. Au contraire, j’ai mille questions en tête, sur la décoration du salon, sur le Renaissance, sur le quartier, sur les photos au mur. Sur elle. J’ai mille questions sur elle mais Arianne, ses cheveux bruns relevés, son gilet tombant sur l’épaule, nonchalamment assise sur son canapé, n’a pas l’air de vouloir parler. Elle cherche dans son sac une cigarette, l’allume et se lève sans que je ne m’y attende. Elle part dans un couloir, de l’autre côté du salon, sans rien me dire. Du fond du couloir, je l’attends m’appeler : « Tu viens ou t’attends l’éclipse de lune?» Je souris, loin de son regard.
«Voilà, tu vas dormir ici. C’est le bureau, chambre d’amis en quelque sorte.» Je penche ma tête par la porte, sans entrer. Il s’agit d’une petite pièce, meublée d’un vieux secrétaire en bois, d’un lit une place, et d’une table de chevet. Les volets sont fermés. Ou Arianne ne travaille pas beaucoup, ou elle n’a pas vraiment d’amis, mais on sent que cette pièce n’a pas été utilisée depuis longtemps. Au mur, au-dessus de la tête de lit, est accrochée la peinture délavée d’un bâteau qui chavire dans la mer. Je n’ai jamais été dormir chez une fille, mais je n’imaginais pas cela comme ça. Arianne va allumer la lampe de chevet, recouverte de papier japonais, et éteins la lumière du lustre de la pièce. En un instant, l’atmospère se réchauffe. Des reflets rouges se diffusent dans le bureau. Je n’ai pas le temps de me demander s’il s’agit d’une farce, si c’est finalement sa chambre, qu’Arianne reprend « Tu peux prendre un tee-shirt dans l’armoire si t’as froid pour dormir. Ils sont à mon frère.
– Il vit ici?» La question est sortie de ma bouche sans que je ne m’en rende véritablement compte. J’aurais voulu l’arrêter, je me trouve trop curieuse. Arianne répond simplement : «Non. Il est parti vivre à l’étranger. On était très proches et puis… on s’est chamaillés. Les histoires de famille, tu dois savoir ce que c’est…» Elle essaie de rire, comme si c’était une histoire comme il en arrive à tout le monde. C’est peut-être le cas, mais cette histoire l’a touchée, elle parvient mal à le dissimuler. Je la regarde dans la faible lueur de la chambre. Elle a encore son doux sourire aux lèvres et semble songeuse. Brutalement, comme réveillée d’un sommeil profond, elle s’exclame : « Bon, si ça te va, je vais aller dormir moi. Je suis épuisée. Fais comme chez toi.» Elle quitte la chambre et me laisse seule, au bord du lit, ne sachant pas trop quoi faire de moi. Je suis chez Arianne, la belle inconnue à laquelle j’ai pensé pendant une semaine, pour laquelle je suis ressortie seule dans un club, pour laquelle j’ai menti à mon oncle. Elle n’a certainement pas conscience de tout cela, et me laisse seule, après m’avoir ramenée dans son immense appartement. Je ne sais même pas où est la salle de bains. Je m’approche du lit. Les motifs du papier japonais, sur la lampe, sont de petits oiseaux sur des branches de cerisiers. Je m’apprête à ouvrir le tiroir de la table de nuit quand j’entends Arianne rentrer dans la chambre. Je me retourne face à elle, elle s’avance d’un pas rapide et me prend le visage des deux mains. D’un mouvement vif, elle pose ses lèvres rouges sur les miennes. Nous nous embrassons, nos bouches béantes et nos langues habiles. J’ouvre les yeux pour regarder le beau visage d’Arianne pendant notre baiser. Les siens sont fermés. Dans la lumière tamisée de la chambre, j’aperçois, au centre de chacune des paupières d’Arianne, un grain de beauté. Ils ne sont pas tout à fait de la même taille, mais font l’effet d’un regard omniprésent. Même avec les yeux clos, Arianne me donne l’impression de me fixer d’un regard inquisiteur.
Elle se détache de moi et s’en va aussi violemment qu’elle était entrée. Je n’ai plus d’énergie. Ce baiser était tout ce que j’attendais. Toute mon adrénaline retombe et je me sens soudainement épuisée. J’ouvre le placard pour me trouver un tee-shirt. Le bureau n’est pas assez chaud et je ne tiens pas à dormir en chemisier. Il n’y a pas beaucoup de vêtements. Le frère d’Arianne a dû partir depuis un moment déjà, et tout emporter avec lui. Quelques pulls et deux vestons sont pendus à des cintres. Dans la petite pile de tee-shirts, j’en trouve un assez large pour me servir de robe de nuit. Je l’enfile, et me mets au lit sans essayer de trouver la salle de bains. Je m’endors immédiatement, rêvant à Arianne, cette froide inconnue dont je construis le puzzle jour après jour. Arianne, fille de bourgeois, rejetée par son frère aimé à cause de son homosexualité. Arianne, fille de la nuit qui ne dort jamais le premier soir avec ses conquêtes.
Arianne. Arianne. Arianne. À moi. Arianne.
4. Je n’espère jamais
Je n’espère jamais. La seule fois où j’ai espéré, ça s’est mal finit. Pas seulement pour moi. Depuis je n’espère plus rien, de personne. Jamais. C’est plus facile ainsi. Certains, comme Cassiopé, pensent que c’est le plus dur de ne pas espérer. Elle dit toujours « Je ne sais pas comment tu fais. Tu rencontres une fille et puis… rien. Tu n’attends pas qu’elle t’appelle, tu ne te dis pas que c’est peut-être la bonne. Tu passes juste à autre chose sans même penser à ce qui aurait pu être. Ce qui pourrait être, avec un peu d’espoir. Moi, en tous cas, avec Charlotte, si je n’avais pas espérer…» On la connaît l’histoire. Et comment si elle n’avait pas attendu la belle Charlotte en retard, sous une pluie battante, si elle n’y avait pas cru, elle ne vivrait pas actuellement la plus belle histoire. Contre ça, je repense à l’espoir que j’avais, gamine, de finir mes études et pouvoir m’installer avec Patricia. L’espoir de prendre un café avec elle, avant qu’elle n’aille enseigner à l’école secondaire du village et que je dessine mes plans dans notre immense maison de pierres de taille. L’espoir que cela ne s’arrête jamais, et que tout le reste défile. Ensemble. J’ai parfois la sensation d’avoir utilisé tout mon quota d’espoir avec cette histoire-là. Je ne me force même pas pour essayer de ne pas y croire. Je n’ai aucune ardeur à ralentir. Au contraire.
Et il y a eu Arianne. Face à la terre arctique que je suis, Arianne est un réchauffement climatique condensé. En me réveillant dans la chambre de son frère ce matin-là, je me sens différente. La lumière du jour ne passe presque pas à travers les volets. J’ouvre la fenêtre pour laisser rentrer de l’air frais. La chambre a besoin de respirer. À croire que mon excitation du baiser de la veille ne s’est pas évaporée. Je manque d’oxygène. Dehors, il fait terriblement beau. Un soleil blanc et accablant. Je situe mieux notre position dans la ville. Nous ne pouvons pas être plus au centre. J’enlève le chandail emprunté pour la nuit, et, par habitude, le glisse sous l’oreiller. Je m’habille avant de faire le lit, comme je l’ai trouvé. Les draps sont froissés. Je m’en veux un peu. La chambre était si impeccable la veille. Je ramasse mes vêtements au sol et les enfile rapidement. Une fois habillée, je m’apprête à ouvrir la porte de la chambre quand je réalise que je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas l’habitude. Est-il plus poli de prendre un café, ou vaut-il mieux partir, l’air de rien, merci pour le lit, au revoir ? Qu’en est-il de ma tête? Je n’ai aucune idée de ce à quoi je ressemble. Inquiète, je m’imagine que notre baiser de la veille m’a changée en animal. Et si Arianne ne voulait plus me parler? Si elle se rendait compte que finalement, dans la grande lumière du jour, je ne présentais aucun intérêt? Si je l’avais déçue? Si elle attendait autre chose de moi? Aurais-je dû aller la rejoindre quand elle est partie se coucher? Était-ce un test pour mettre mon courage à l’épreuve? Ai-je échoué? Je ne contrôle plus l’allure de mes pensées. Les questions se chevauchent dans mon esprit, les unes sur les autres, sans considération logique ou cohérente. Je prends une grande inspiration et m’empêche de respirer plusieurs secondes. Je fais souvent seulement quand je n’ai plus de place pour penser correctement. J’arrête de respirer, comme en apnée, le plus longtemps possible, et alors la seule chose à laquelle je pense c’est de respirer à nouveau. Mon instinct de survie chasse toutes mes futiles réflexions. En faisant cela, je regarde une dernière fois les oiseaux de la lampe de chevet. Quand la tête me tourne, ils semblent s’envoler. À ce moment-là seulement j’ouvre la porte.
Personne. Il n’y a personne dans l’appartement. Le parquet craque sous mes pas, les fenêtres ouvertes laissent entendre les voitures des travailleurs et leurs klaxons, le réfrigérateur se met en marche dans un discret vrombissement. Mais pas d’Arianne. Je l’appelle une fois, pour le plaisir de dire son prénom au réveil, comme le premier mot que je prononce. Avec l’espoir qu’elle réponde. Avec un peu de crainte aussi. Sur la table de la cuisine, je trouve un mot, écrit sur une feuille déchirée, d’une calligraphie très fine. Elle l’a écrit au stylo plume, avec de l’encre noire. Il m’est adressé : «Al, partie pour la matinée. Ne m’attends pas. Mets les clefs dans la boîte aux lettres dans le hall d’entrée. Arianne.» Le trousseau de clefs est posé juste à côté. Je ne sais pas si je suis déçue ou rassurée de ne pas avoir à la croiser dans mon état. J’ouvre le frigo et bois à la bouteille quelques gorgées de jus d’oranges. Il est acide et pâteux. Je regarde la date sur l’emballage : périmé depuis plus de deux semaines. Je me rince la bouche à l’évier. Avant de partir, j’éteins le petit poste de radio. Arianne écoute de la musique classique pour se réveiller. Dans le silence de l’appartement, je m’interroge sur la pertinence de lui laisser un mot à mon tour. Le stylo n’est plus près de la feuille et je n’ose pas fouiller. De toutes manières, qu’est-ce que je pourrais bien lui dire? «Compte sur moi pour les clefs»? Trop pragmatique. «Arianne, merci pour cette soirée. C’était la plus belle que j’ai passé depuis longtemps. À quand la prochaine»? Trop désespéré. «Merci pour tout. Voilà mon numéro. je serais heureuse que tu t’en serves.» Trop banal. Non, non, non. Je ne pouvais décidément rien écrire à Arianne. Après tout, son mot n’attendait pas de réponse. Cela ressemblait plutôt aux mots que me laissait ma mère quand j’étais en vacances et qu’elle partait travailler toute la journée. «Ma chérie, j’espère que tu as passé une belle nuit. Merci de faire les vitres du salon. Achète des oeufs chez l’épicier. Merci et à ce soir, Maman». Je n’ai jamais répondu un mot à ma mère. Au mieux, j’attendais de la revoir le soir, au pire, nous n’en reparlions pas. Ce serait sans doute de même avec Arianne. Au mieux, nous nous recroiserions, au pire, nous ne nous reparlerions plus jamais.
Je m’empare des clefs, barre la massive porte en bois et descend les escaliers en courant. Dans le hall d’entrée, juste avant de sortir de l’immeuble, je trouve six boîtes aux lettres en métal, alignées les unes aux autres contre le mur. Sur la troisième, une étiquette noire est collée. Il est écrit à l’encre blanche « Arianne Mallarmée ». Je pense à l’auteur bien sûr, et au texte étudié dans un de mes cours d’architecture par une passionnée de mise en page « Jamais un coup de dès n’abolira le hasard ». Je me souviens de cette première phrase qui m’avait tant marquée sans que je ne sache dire pourquoi : « Quand bien même lancé dans des circonstances éternelles du fond d’un naufrage ». Mais surtout, face à cette boîte de fer, je ne peux m’empêcher de voir «Mal larmée». Arianne la mal larmée. Je glisse le trousseau de clefs dans la fente à contrecoeur, consciente que je donne peut-être ici le coup fatal à cette histoire qui ne faisait que commencer.
Sur le chemin du retour, je ne peux m’empêcher de penser à elle. À Cassiopé aussi. Ses mots font aujourd’hui écho dans mon ventre : « Tu rencontres une fille et puis… rien. Tu n’attends pas qu’elle t’appelle, tu ne te dis pas que c’est peut-être la bonne. Tu passes juste à autre chose sans même penser à ce qui aurait pu être. Ce qui pourrait être, avec un peu d’espoir. ».
Je passe la journée à essayer d’étudier. Incapable d’étudier. Je revois en boucle la soirée de la veille, l’appartement d’Arianne, ses paupières tachetées, son écriture de chat maladroit. Je revois son nom sur la boîte aux lettre. Quand la nuit tombe, je ne peux plus m’empêcher d’espérer. Alors je sors de dessous mon lit le bottin de la ville. Sur les pages jaunies, mon doigt glisse et s’écorche. Quelques gouttes de sang se dépose sur la page 856, au niveau de A., Mallarmée.
Je n’espère jamais. Sauf ce soir.
La sonnerie retentit.
5. Je ne change jamais
Je ne change jamais. J’ai changé bien sûr, j’ai grandi. Mes traits se sont affinés, mes cheveux ont poussé. Sans doute aussi, je me suis un peu endurcie. C’est en tout cas ce que dit ma mère. Mais volontairement, non, je ne change pas. Ce n’est pas que je ne veux pas. Ni que je n’y parviens pas. J’évolue, au gré du temps, comme tout le monde. Je n’ai pas eu de crise d’adolescence. Un miracle, disait mon père. Mes camarades de classe du primaire que je croisent parfois dans la rue me le disent, l’air étonné, presque mal à l’aise « C’est fou ! Tu n’as pas changé. » Je porte les mêmes vêtements depuis le collège, au grand désarroi de Cassiopé qui tente une fois par an de m’amener faire les magasins. Pour ce qui est de ma carrière, je n’ai jamais pensé à être institutrice ou infirmière. Très jeune, je faisais savoir à qui voulait l’entendre que je voulais construire des grandes maisons, avec des hauts murs et des grosses pierres. Mes goûts en matière d’architecture sont maintenant plus matures, mais la passion est toujours là, immuable.
Être lesbienne n’a pas été un changement non plus. Pour les rares personnes de mon entourage qui sont au courant, peut-être que c’est à ce moment que j’ai changé. Au fond, je sais que j’ai toujours été comme ça. Toujours plus attirée par des ongles propres et ronds, une cambrure au bas du dos, plutôt que par des mains épaisses et poilues et des fesses plates. Plus attirée aussi par l’échange. Je n’ai jamais eu de difficulté à m’entendre avec des garçons. Leurs flatteries intéressées m’inconfortaient et la complicité n’était jamais bien longtemps au rendez-vous.
Avec Arianne, pour la première fois, je me sens différente. Peut-être parce que pour la première fois, je suis amoureuse. J’étais folle de Patricia à 15 ans, mais c’était un amour juvénile, empreint de naïveté pour le meilleur et pour le pire, et surtout, déséquilibré. J’ai toujours mis Patricia sur un piédestal, toujours admiré son talent littéraire. Je me nourrissais de son enseignement. En bref, l’histoire était d’avance vouée à l’échec.
Avec Arianne, pour la première fois, je me sens moi. Je me sens bien. Nous nous voyons depuis près de deux mois à peine, mais je me sens épanouie comme je ne l’ai pas été depuis des années. Arianne, aussi froide qu’elle soit, sait me mettre en confiance. Jamais je n’ai reçu tant de compliments. Tant de cadeaux. Arianne me gâte énormément. Elle dit que j’ai passé des années à me priver et qu’elle ne supporte pas l’idée que je manque de quoi que ce soit.
La semaine dernière, elle est revenue du marché aux puces avec une montre. En me la mettant au poignet, elle a dit : « Elle te fait un peu grand. C’est normal, c’est une montre d’homme. Je n’en ai pas trouvé pour femmes aussi belle. Mais peu importe. Ce sont toujours eux qui ont les plus belles montres, alors que le temps n’appartient à personne. » Je ne savais pas quoi répondre. Je me suis contentée de regarder la montre. L’aiguille des secondes faisait la rotation en 59 mouvements . Le soir, en l’enlevant, seule dans le petit bureau, je l’ai mis sous la lumière diffuse de la lampe japonaise. Au dos, elle y avait fait graver nos initiales : « A + A». Je ne lui en ai pas parlé. Comme toujours, les gestes d’Arianne à mon égard sont très sensibles. Elle me donne beaucoup, l’air de rien. Elle me donne beaucoup sans rien attendre en retour.
Aujourd’hui, nous allons ensemble chez le coiffeur. Elle est entrée hier dans la salle de bains pendant que je me peignais. Elle s’est emparée de la brosse à cheveux et a coiffé ma tignasse rousse en essayant d’enlever les noeuds. Ses gestes étaient doux. Après avoir tout démêlé, elle s’est étonnée de la longueur de mes cheveux.
- Tu ne te les ai jamais coupés ?
- De quoi ?
- Tes cheveux, Al. Ils sont longs comme si tu ne les avais jamais coupé de toute ta vie.
- Oh… Si, bien sûr. Je coupe les pointes deux fois par an. »
Elle a attrapé quelques pinces dans un tiroir. En moins d’une minute, elle m’a fait un faux carré, assez court. Quand elle a eut finit, nous avons toutes deux regardé mon reflet dans le miroir au dessus du lavabo. Son reflet a sourit au mien.
- T’es tellement belle, Al. »
J’ai détourné le regard, gênée. Elle a pris mon visage dans ses mains. Ses mains aux longs doigts fins. Ses doigts aux ongles ronds et propres. Elles sentaient bon l’abricot.
- Un beau visage comme le tien. Je ne comprends pas que tu le caches toujours sous tes cheveux. Moi si j’étais aussi belle, je me raserai le crâne, tu sais comme Natalie Portman. Je voudrais donner au monde en cadeau ma beauté. »
Je trouvais sa comparaison osée. Je n’avais rien d’une Natalie Portman, mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir flattée. Après y avoir pensé toute la nuit, je me suis levée décidée à couper mes cheveux. Pas les raser, non. Mais du changement, enfin. Pour une fois.
J’avais lu dans un magazine féminin dans la salle d’attente de mon médecin, que les femmes faisaient souvent une nouvelle coupe de cheveux quand quelque chose changeait dans leur vie. Pour la première fois aujourd’hui, je vais me couper les cheveux. Est-ce que je dois comprendre que pour la première fois, il se passe quelque chose dans ma vie ? Je trouve ça pathétique, sans pouvoir nier qu’il y a, au fond, une part de vérité.
Pour fêter ça, Arianne m’amène ce soir au restaurant. Elle ne cuisine jamais mais aime beaucoup sortir dans des restaurants chics de la ville. Elle choisit les plats sans considération du prix et me demande toujours de goûter le vin pour nous. Je me sens responsable de l’alliance des saveurs. Responsable de son palais. Comme si la touche finale de la soirée dépendait de moi.
Assise sur la banquette du restaurant prisé du moment, je passe discrètement la main dans mes cheveux. Ma nuque est dégagée. Le coiffeur chez qui Arianne m’a amenée est allé plus loin qu’un simple carré. Il a parlé de la forme de mon visage, de ma mâchoire apparente, de la mode du court. Je ne suis pas encore habituée. Je redoute le lever de demain matin, quand je me verrai dans le miroir alors même que j’aurais oublié avoir désormais les cheveux bien trop courts pour les nouer.
Arianne semble fière de moi. D’avoir passé le cap. Elle sait que c’est une grande étape. Pour l’occasion, elle me demande de choisir un champagne. Évidemment, je trouve cela exagéré, mais on ne peut rien refuser à Arianne, jamais. Quand elle plisse ses yeux verts, penche la tête sur le côté. Quand elle mordille discrètement sa lèvre, inquiète et dans l’attente de ma réponse.
Quand le serveur vient prendre la commande, il s’adresse d’abord à Arianne, lui expliquant le plat du jour avec des mots que je n’aurais jamais prononcés au restaurant de mon oncle. En se tournant vers moi, il dit : « Et pour Monsieur, ce sera ? » Je regarde Arianne, paniquée. Je ne m’étais pas rendue compte de mon apparence. Nous avions passé l’après-midi à nous balader et je n’avais pas eu le temps de rentrer chez moi. Pour que je sois chic, Arianne m’a proposé d’emprunter quelques habits de son frère. J’ai pris en vitesse ce qui avait l’air le plus cintré : une chemise blanche et un pantalon noir que j’avais serré à la taille par une ceinture de cuir.
Arianne étouffe un rire un peu moqueur. Je croise son regard complice, son regard qui me souffle du coin de l’oeil : « Allez, joue le jeu ! ». Je prends une voix rauque pour annoncer mon choix au serveur qui n’y voit que du feu. Quand il s’en va, Arianne me prend la main. Elle dit timidement, dans un souffle, un léger sourire aux lèvres : « T’es beau, Al.» Et sans que je ne sache vraiment pourquoi, son compliment me touche en plein coeur.
6. Je ne désire jamais
Je ne désire jamais. Je n’ai jamais vraiment pensé à «ça». Je vois des filles jolies. Je peux même me retourner sur elles dans la rue. Mais les désirer, au sens de vouloir les déshabiller, toucher leur peau, qu’elles touchent la mienne, ça non.
Arianne, je la trouve plus belle que toutes les filles que j’ai pu croiser jusqu’à présent. Plus belle que Patricia. Mais cela n’a pas grand chose à voir avec le désir. Ni même avec l’amour.
Je me prépare pour mon rendez-vous avec Cassiopé avec qui je sais d’avance qu’il faudra me justifier. Est-ce que je l’aime? Est-ce qu’elle aime? Est-ce que je pense que c’est sérieux? Quand seront-elles présentées? Comment ça, pas pressé? J’ai honte d’elle, c’est ça? Alors que j’imagine comment répondre à cette somme de questions, la sonnerie de la porte d’entrée retentit. J’hésite à aller ouvrir. Après tout, ce n’est pas chez moi. Dans tout les cas, ce n’est pas moi qu’on vient voir. Peut-être est-ce un livreur venu porter un colis important à Arianne. Elle m’en voudrait à coup sûr de ne pas lui avoir ouvert et d’être obligée de devoir se rendre au bureau de poste la semaine prochaine.
Quand j’ouvre la porte, je me retrouve face à une femme d’une cinquantaine d’années. Ni belle, ni laide, simplement abîmée par le temps. Je me doute qu’elle n’a pas plus de cinquante ans à son attitude, assez jeune, mais les plis sur son visage pourraient laisser penser le contraire. Ses cheveux sont d’un faux blond de vieille femme bourgeoise, son rouge à lèvres rose est à moitié effacé. Elle est surprise de me voir. Moi, pas. Je m’attendais un peu à tout. L’espace d’un instant, je me demande s’il s’agit de la mère d’Arianne, avant de constater l’absence d’une quelconque ressemblance entre les deux femmes. Je ne sais pas trop quoi dire. J’attends de savoir ce qu’elle veut pour adapter mon discours. Je la laisse parler en premier:
-Bonjour, Monsieur.
-Bonjour.
Il ne me vient pas à l’idée de la contredire. À ma voix, elle se rend compte de son erreur. Elle est un peu gênée mais ne demande pas d’excuse. Je jette un coup d’oeil à ma tenue : chemisier et jean large. Mes cheveux courts sont décoiffés, en brosse sur mon visage cernés. Je ne me suis pas encore lavée. Son erreur ne me blesse pas, elle m’amuse.
-Arianne n’est pas là?
-Non, madame. Il n’y a que moi. Je peux vous aider?
Elle hésite avant de répondre. Elle me toise, comme si elle évaluait si elle pouvait me faire confiance. Elle se met discrètement sur la pointe des pieds, pour regarder le hall de l’appartement, derrière moi. Je ne sais pas ce qu’elle cherche. Et comme je ne sais pas non plus qui elle, je n’ose pas être insistante.
-Je venais chercher des affaires pour Alexandre. Mais tant pis, je repasserai quand Arianne sera là. Je voulais lui parler.
-Alexandre…?
-Alexandre, le garçon qui vivait là avant qu’Arianne ne le rende fou, ça ne vous dit rien?
Bien sûr, Alexandre, le frère dont Arianne m’a parlé. Elle ne m’avait jamais dit son prénom. Je réalise que je porte un de ses jeans, que j’ai enfilé rapidement au réveil. J’espère que l’inconnue ne s’en ai pas rendue compte.
-Si, si, bien sûr. Excusez-moi, je viens de me réveiller.
Je sens sur moi son regard méprisant. Ça la démange de regarder sa montre pour vérifier. Oui, il est bien 13 heures, et oui, je viens de me réveiller. Je voudrais lui faire la conversation pour rattraper l’image qu’elle doit avoir de moi. Lui demander si elle part voir Alexandre dans le pays où il est établi, si elle est de la famille, pourquoi Arianne et lui se sont disputés… C’est évidemment inapproprié.
-Inutile de dire à Arianne que je suis passée.
Elle dit ça comme si je pourrais donner une information claire à Arianne. Je ne sais même pas qui elle est. Je n’ai pas le temps de lui répondre qu’elle se retourne en lançant :
-Je dois partir, et si j’étais vous, jeune homme…
Elle ne finit pas sa phrase. Ou peut-être la finit-elle dans les escaliers. En tout les cas, je ne l’entends pas. Je reste quelques secondes sur le palier, la porte ouverte. Je réalise que, contrairement à ce que je pensais, à aucun moment elle n’avait su qui j’étais non plus.
En chemin, j’essaie de ne plus penser à cette dame dont la visite continue de me troubler. Cela fait une éternité que Cassiopé et moi ne nous sommes pas vues. J’ai bien senti que cela ne la réjouissait pas. C’est face à un ultimatum que j’ai accepté de prendre un café ce matin avec elle. Je voulais retarder le plus possible le moment où je devrais parler d’Arianne. J’ai l’impression que ce sont deux mondes qui ne pourraient se côtoyer sans rentrer en collision. Dès qu’elle m’aperçoit, Cassiopé paraît surprise.
-Dis donc, on ne peut pas te laisser quelques semaines toute seule, toi.
Elle dit ça sur le ton de la rigolade en me passant la main dans les cheveux. Je savais qu’elle désapprouverait mon choix de changer de coupe. Elle commande une noisette et me parle de Charlotte, avec qui elle file toujours le parfait amour, et de leur projet de faire un tour d’Europe l’été prochain.
-Et toi, tu voulais pas partir en échange je sais plus où pour l’année prochaine?
-Oh oui, je réponds faussement détachée, mais ce n’est plus d’actualité.
-Plus d’actualité? Mais t’en as parlé pendant deux ans. Ne me dis pas que c’est cette fille.
Je lui dois la sincérité, alors je réponds, comme si cela ne me touchait pas:
-Mais non, voyons. C’est juste que… je me suis un peu relâchée ces dernières semaines. J’ai coulé plusieurs examens et avec ces résultats, la bourse que je convoitais va sans aucun doute me passer sous le nez.
J’attends sa réaction. Je la sens contrariée. Je vois la Cassiopée qui tente de se contrôler pour ne pas que je me braque. Elle inspire profondément :
-Altéa, je peux te poser une question?
Je n’ai pas besoin de répondre. Elle posera sa question que je l’y autorise ou pas. Je l’entends encore me demander si tout cela est la faute d’Arianne, mais non. Elle dit simplement:
-Je suis passée plusieurs soirs au restaurant de ton oncle pour prendre un verre avec toi, tu sais. Il m’a dit que tu ne venais presque plus travailler, que tu avais besoin de tout ton temps pour étudier, que tu allais être la meilleure à tous tes examens avec le temps que tu prenais pour étudier. Tu le connais, quand il commence tes éloges, on ne peut plus l’arrêter. Je me demande juste, avec ton niveau, et le temps que tu y a à priori consacré, pourquoi t’as tout raté?
Elle me prend de court. C’est vrai que j’ai mis le restaurant de côté, en plus de mes études, mais c’était le prix à payer pour connaître pleinement Arianne, vivre le plus de choses avec elle. Je bois entièrement mon expresso pour gagner du temps. Je cherche une réponse cohérente, qui n’impliquerait pas Arianne. Je me sens comme une enfant prise en flagrant délit. Mais en maman, on a vu plus laxiste que Cassiopé. Je mets mon index dans ma bouche pour ronger mon ongle. Cassiopé me prend la main, doucement. Elle sent que je tremble.
-Relax, je veux pas te mettre la pression, tu le sais, ça.
J’acquiesce d’un signe de tête en me mordillant la lèvre.
-Allez, on passe à autre chose. Un sujet plus léger. Le sexe, comment ça se passe?
-Quel sexe?, je réponds instinctivement, un peu sur la défensive.
-Le tien, le sien. Vos deux ensemble. Enfin, le sexe entre vous, ça se passe comment?
Je ne regarde plus Cassiopé. Elle est pendue à mes lèvres mais il est des sujets qu’on ne peut aborder avec personne. Ce n’est pas que je sois particulièrement pudique. Tout du moins, je le suis, mais pas avec Cassiopé. Simplement, je ne pourrais pas lui dire la vérité. Je l’imagine, horrifiée, à l’écoute de mon récit. Comment lui dire qu’Arianne ne m’a jamais touchée, que nous ne passons pas une nuit ensemble, que je la pénètre constamment avec des objets plus volumineux les uns que les autres? Elle ne comprendrait pas que moi, ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir les yeux d’Arianne se révulser, de l’entendre gémir dans le creux de mon oreille, me tirer les cheveux, sentir bouger son bassin contre le mien et savoir qu’elle aime ça plus que tout le reste. Comment lui expliquer que moi, après la jouissance d’Arianne, je n’attends rien. Je la laisse s’endormir dans son lit, je vais à pas de loup dans la salle de bains laver l’objet du jour et je me couche pure et comblée dans le petit lit bien à moi, la place qu’elle m’a faite dans sa maison, auprès d’elle.
Comme je ne réponds pas immédiatement, qu’elle sent que je cherche mes mots, Cassiopé reprend la parole:
-Altéa, il faut que tu arrêtes. Même le sexe, c’est pas normal avec cette fille. Elle est dérangée, j’en suis sûre.
-Depuis quand le sexe devrait répondre à une norme?
-Ne commence pas avec ça.
Elle a perdu son sang-froid. Je comprends qu’elle ne souhaitait me voir depuis tout ce temps que pour me mettre en garde. Elle parle vite et beaucoup.
-T’arrives même pas à en parler tellement c’est bizarre. Je veux pas avoir de détails. Je t’ai pas posé la question pour satisfaire une curiosité malsaine mais… Merde, Altéa, ça peut plus durer. Tu t’es regardée dans un miroir, franchement? T’as des cernes jusqu’au menton, tu t’habilles plus, tu te maquilles plus. T’as arrêté d’étudier tes cours, tu travailles plus et pire que ça, tu mens. Je le sais que c’est pas toi. C’est cette fille, cette… cette Arianne. Tu passes ton temps avec elle.
-Et alors, t’es jalouse?
Je pose la question pour la mettre mal à l’aise, pour qu’on arrête de parler de moi, pour qu’elle change de sujet.
-Mais pas du tout, voyons.
-On dirait pourtant. Je pensais que tu serais contente que j’ai enfin une copine, quelqu’un qui m’aime à ma juste valeur, comme tu disais. Tu voulais absolument que je trouve quelqu’un, tu trouvais ça plus sain, et maintenant…
-Maintenant, je veux que tu la quittes.
Elle crie à présent. Les autres clients du café sur la terrasse se retournent.
-T’as peut-être pas envie d’entendre ça, mais je vais quand même te le dire. Ton Arianne, elle est timbrée, complètement zinzin tu m’entends? Tu t’es jamais demandée d’où venait tout son fric? Ses parents sont morts dans un accident, et elle a tout vu. Tu crois pas que ça rend fou, ça. On l’a jamais vue avec une fille, jamais. Elle est sortie chaque week-end pendant des mois dans le milieu, toute seule, sans jamais parler à personne. Une fois, une amie de Charlotte a essayé de la brancher. Arianne l’a ramenée chez elle. Y avait des photos d’un gars accrochées partout. Elles ont baisé et la fille a surpris ta meuf en train de parler aux photos pendant qu’elle se faisait prendre. Elle l’a mise dehors en plein milieu de la nuit. Ça te paraît sain, ça? Je sais pas ce qu’elle t’a fait, je sais pas ce que vous foutez de vos journées, mais cette fille est nocive.
Je ne peux pas en écouter davantage. Je la regarde parler. Ses lèvres s’agitent. Elle postillonne. Je n’entends plus. Je prends ma sacoche et quitte le café en courant. Dans une ruelle, sur la marche d’entrée d’un immeuble, je m’accroupis et m’effondre en sanglots. J’essaie d’oublier les mots de Cassiopé qui résonnent en moi. Comment a-t-elle osé raconter des choses pareilles, sans même avoir jamais rencontré Arianne. Elle ne sait rien d’elle. Elle invente tout, comme toujours. Pour elle, Arianne lui a volé sa meilleure amie, alors elle ne sait plus quelle histoires extraordinaires narrer pour me détourner d’elle. Je ne la crois pas. Non, je ne la crois pas.
Je titube jusqu’à l’appartement d’Arianne. J’ouvre la porte d’une main, fébrile. Il n’y a personne. Par habitude, je vais voir dans la cuisine si Arianne ne m’a pas laissé un mot. Rien. Elle n’a pas dû rentrer depuis ce matin. Je peine à calmer mes sanglots. Nerveuse, je cherche au fond de mon sac mon paquet de cigarettes. Au moment où je mets la main dessus, je revois mon briquet, laissé sur la table du café. Je suffoque. Il faut que je fume une cigarette. Tout ira mieux après. Arianne va rentrer. Je dois fumer. Tout va bien aller.
Je cherche du feu brutalement dans la commode du salon. Allumettes, briquet, ma main explore les tiroirs à la recherche de l’objet qui pourrait calmer l’état second dans lequel je suis entrée.
Dans mes vifs mouvements, je fais tomber une feuille volante au sol. Une lettre. Je reconnais l’écriture d’Arianne. Le début de la lettre attire mon attention. On peut y lire « Al, mon amour». Une lettre d’amour d’Arianne qui m’est adressée. Une lettre d’amour qu’elle m’a cachée, trop pudique pour me dévoiler ses sentiments. L’espace d’un instant, j’oublie la cigarette qui m’attend sur la table basse et je ramasse la lettre au sol.
«Al, mon amour,
Notre rencontre fut fulgurante. Qui l’eut cru? Pas moi en tout cas. Avant toi, je ne croyais plus à rien. J’étais restée une ado mal dans sa peau, toujours en crise contre les autres, le monde, mais surtout contre moi. Al, mon beau Al. Ton entrée dans ma vie a tout illuminé. Tu as su être là ces dernières semaines, alors que, comme tu t’en doutes, le décès de mes parents a été une lourde épreuve pour moi. Je ne suis pas la meilleure petite amie que l’on puisse imaginer. Toi, par contre… Je suis tellement heureuse que tu vives désormais ici. Tu as ton espace à toi, je sais que tu en avais besoin. C’est mieux comme ça. On garde chacun notre jardin secret, notre indépendance. Et pourtant, d’indépendance il n’y en a point entre nous. Je suis accrochée à ton corps, même dans mes rêves. Sais-tu que la nuit dernière, j’ai compté les poils de ton nombril pendant que tu dormais?
Al, je t’aime tellement.
Ta reine, Arianne.»
Arianne ne m’a jamais autant parlé que dans cette lettre. La lecture semble avoir calmé mes nerfs. Oui, Arianne est fragile, mais je sais désormais qu’elle m’ aime plus que tout.
En replaçant la lettre dans le tiroir, j’en vois un paquet ficelé, qui ont aussi l’air de m’être adressées. Je suis tentée de les lire, mais non. Je ne veux pas empiéter sur l’intimité d’Arianne. Elle a raison quand elle parle de notre indépendance. C’est important d’avoir son jardin secret. Je ne voudrais pas toucher au sien.
En fermant le tiroir, je soulève mon chemisier. Le compte a dû être vite fait, je n’ai pas de poils au nombril.
7. Je n’aime jamais.
Je n’aime jamais. Je n’ai jamais aimé. Je n’aimerai jamais.
Non.
Après avoir découvert la lettre d’Arianne, je ne cessais d’y repenser. Je me la récitais, comme une adolescente qui aurait appris un poème pour l’école et se le dirait en permanence de peur de l’oublier. Car j’avais peur d’oublier l’amour d’Arianne. Cet amour silencieux qui faisait de nous des parias pour le reste de la ville. Nous qui ne faisions pas tout un drame de notre rencontre. Nous qui n’alertions pas les foules. Malgré les remarques de Cassiopé, je sentais Arianne forte et sincère dans ses sentiments. L’histoire que nous vivions, dans sa simplicité, n’était simplement pas accessible aux autres. Cette appartenance, cette dépendance, comment la comprendre de l’extérieur. Et pourquoi l’expliquer quand on la vit?
Quand j’étais enfant, ma mère m’avait raconté l’histoire de deux êtres, reliés par un fil invisible et infini depuis toujours. Pendant des années, ces deux personnes avaient fait leur vie, avançant d’un pas morose vers leur fade destin. Sans le savoir, elles tiraient l’une et l’autre le fil qui les rassembleraient un jour. Et ce jour-là, elles se reconnaîtraient, et le fil qui les liaient ne servirait alors plus qu’à les attacher l’une avec l’autre. Je n’avais jamais repensé à cette histoire avant Arianne. En fait, je n’y avais jamais pensé avant la lettre, découverte quelques heures auparavant.
J’attends avec impatience le retour d’Arianne à la maison. Je l’attends pour lui sauter dessus, même si je sais que je ne le ferai pas. Je l’attends pour l’embrasser follement dès qu’elle franchira le seuil de la porte, même si je sais qu’elle ne le permettra pas. Je l’attends pour lui dire que j’ai lu, pas tout, un peu, juste une seule, par hasard, sans fouiller, sans chercher, et que moi aussi, même si… Non, parce que justement, je vais le faire.
Je n’ai rien dit pendant le souper. Des banalités. Je n’ai pas parlé de Cassiopé. À quoi bon? Arianne et elle ne se sont même jamais rencontrées. Je n’ai rien dit de la femme non plus. Je n’aurais pas su quoi dire. J’aurais paru confuse et ça, devant Arianne, je ne le souhaitais pas. Ce soir, c’est un soir pour faire la fête. Sortir cet amour grandiose à la grande nuit. Fêter la réciprocité. Alors je ne dis rien. Je déguste le vin qu’elle a ramené de chez sa tante, qu’elle dit. Sa tante, sans doute la dame de l’après-midi. Elle l’aurait appelé pour lui dire qu’elle souhaitait la voir et Arianne, en fille de famille, se serait empressée d’aller chez elle. Elle lui aurait tout expliqué. Qui j’étais, et ma présence dans les lieux. Peut-être qu’à elle, elle aurait dit comme elle m’aimait. Mais à table, face à moi, elle n’en fait pas cas.
Dans la chambre d’Arianne, j’observe sa bouche. Un léger filet de salive coule un peu sur le côté. Elle le rattrape de sa langue, et l’étale pour humecter ses lèvres, entrouvertes. Je suis en elle, profondément, de toute ma main, et Arianne a les yeux mi-clos. Elle laisse son visage tomber en arrière. Son souffle est chaud, ses dents blanches. Regarder ses lèvres bouger, sa bouche qui se tord, une dent qui mord à en faire saigner ses gerçures et penser à ce que je touche. Sur le dos de ma main, je sens la dentelle de sa culotte. Dans ma paume, ses poils courts et piquants. Et au bout de mes doigts, sa chaleur. La même chaleur qui monte en moi, dans le bas de mon ventre. Sous ma chemise, je sens mes organes bouger, mes muscles se contracter. Alors, je n’y tiens plus, il faut que cela sorte, comme l’ultime apogée pour décupler son plaisir.
Sa réaction n’a pas été celle que je prévoyais. Elle a ouvert les yeux violemment, une fenêtre sur un orage sombre. De toute évidence, je savais qu’elle ne dirait pas, simplement, en venant se lover contre moi ‘Moi aussi, Al. Je t’aime. Je t’aime tellement’. J’avais essayé d’imaginer sa voix le prononcer. Impossible. Ce genre d’effusion est tellement loin d’elle. Elle me repousse doucement, pour me tenir à distance de son corps. Je m’allonge au bout du lit, réservée. Je l’entends calmer sa respiration, devinant qu’elle n’est pas complètement fâchée, pas complètement réjouie, mais vraiment frustrée. Je reconnais chacun de ses souffles. Un peu troublée, pensant à son bonheur avant tout, je dis:
- Je peux finir, si tu veux encore.
- Al… Je peux plus, là.
Elle répond juste ça. Comme à une inconnue. Une fille d’un soir qui l’aurait mise mal à l’aise. Je m’attends à tout moment à ce qu’elle se lève prendre sa douche, espérant que je ne sois plus là au retour. Je m’angoisse. Alors, pour la retenir quelques instants de plus, je lui explique:
- Je savais que tu le dirais pas, tu sais. Mais je m’en fous. Je te le dis parce que j’en ai besoin. Prends ton temps. Tout le temps qu’il te faudra. Je sais qu’un jour tu finiras par arriver à me le dire de vive voix. Et ce sera encore plus beau que dans tes lettres.
- Mes lettres?
À son ton étonné, je sens que j’ai fait une gaffe. Je suis allée vite, je n’ai pas trop pensé. Ce qui comptait pour moi, c’était de la rassurer. Lui dire que je comprenais. Je n’aurais jamais dû dire cette dernière phrase. Elle attend une réponse de ma part, et je ne sais plus comment me dépêtrer. Elle me presse, froidement.
-Altéa, je te parle. De quelles lettres tu parles?
Respirer, garder mon sang-froid, même s’il bout à l’intérieur. Je ne sais pas mentir à Arianne. Maladroitement, je lui raconte la cigarette, le briquet, le tiroir, les lettres. La lettre, je veux que ce soit clair. Je n’en ai pas lu plusieurs. Une seule. Je suis tombée dessus, je ne voulais pas, mais je la respecte dans son intimité. Elle me donnera les autres quand elle me les donnera.
Ses yeux sont fermés. Son visage se crispe. Je ne sais plus si je dois arrêter de parler. J’ai peur du silence qui pourrait s’installer et ne jamais repartir. Mes pensées fusent, et mes mots sortent de ma bouche comme chevauchés les uns sur les autres.
-Va dans ta chambre.
Son ton est calme. Elle tente de garder le contrôle. J’ai l’impression d’entendre ma mère parler. Elle répète ‘J’ai dit : va dans ta chambre’.
Sans bien comprendre ce qu’il se passe, je descends du lit. Je replace le drap blanc sur son corps sanglotant. Elle ne réagit plus. Elle parle comme une mère, mais ressemble à un enfant gisant sur le sol après la chute de trop. À pas de loup, je regagne le bureau. J’ai du mal à rassembler les détails de ce qu’il vient de se passer. En allumant la lampe au papier japonais, je me prends à espérer que, comme à nos débuts, elle revienne me voir passionnément. Je sais au fond de moi que nous sommes ailleurs.
Je n’ai pas sommeil, je ne peux pas dormir. Je guette le moindre bruit dans l’appartement. Et si elle se relevait? Plus d’une heure se passe sans que rien ne bouge. La nuit tombée, mes angoisses traversent un kaléidoscope de possibles. Et si Arianne pensait que je l’avais trahie? Et si je n’étais plus à sa hauteur? Et si elle ne voulait plus de moi? Ma gorge me fait mal et mon nez ne se débouche plus, à force d’avoir pleuré. Si elle doit me rejeter, je veux tout savoir. Je veux savoir son amour pour moi par coeur. Me préparer au combat que sera cette reconquête. Pouvoir lui mettre en face tout ce qu’elle ressent. Ce qu’il ne faut pas laisser tomber.
Je me glisse doucement dans le salon et m’empare du tas de lettres ficelées, avant de retourner dans le petit bureau que je considère comme mon refuge. Au sol, je m’assois et détache la ficelle. Les lettres s’éparpillent au sol. Je relis la première, que je connais déjà. Son écriture me manquait. J’en prends une seconde, au hasard, encore plus belle et touchante que la première. Elle signe toujours ‘Ta reine’, mais c’est moi qui me sent royale en découvrant les textes d’Arianne. Demain, je réparerai tout. Il n’est pas trop tard. Demain, nous parlerons à la lumière fraîche et pure du matin. La troisième lettre que je prends est sous enveloppe. Ce n’est pas la seule. Le recto est rayée violemment. On ne déchiffre ni le destinataire, ni l’adresse. Par contre, on peut lire dans un coin ’N’habite plus à l’adresse indiquée’. Je retourne l’enveloppe pour en sortir la lettre. L’écriture d’Arianne est plus incertaine, plus fragile.
‘Al,
Ce que j’aurai donné pour toi. Tout. Sûrement tout. Un tout trop. Ta mère m’a dit que les médecins avaient comparé ta maladie à une asphyxie mentale. Elle a rajouté que je t’avais étouffé, au propre comme au figuré.
Nous étions deux, mais un à la fois. Nous étions beaux, pardonne-moi. Je nous imaginais vieux, enroulés dans le même linceul. Reviens.
Jamais je n’aimerais un autre homme que toi.’
J’ai besoin de relire la lettre deux fois, lentement, pour envisager la possibilité qu’elle ne s’adresse pas à moi. Mon coeur bat à tout rompre. Mes mains tremblantes secouent l’enveloppe que je n’avais pas lâchée. Un petit papier en tombe : ‘Arianne. Nous ne donnerons plus tes lettres à Alexandre. C’est nocif pour lui. Reconstruis-toi. Sans lui. Aline’
Je remue les autres lettres au sol. Elle sont presque toutes dans des enveloppes rayées. Je les ouvre brutalement, une à une, sans même les lire, sinon en diagonale. D’autres mots d’Aline sont dans plusieurs des enveloppes. Certains plus durs que d’autres, voguant entre la rancoeur et la pitié. Ma main s’arrête sur une enveloppe plus épaisse que les autres. Mes doigts explorent le papier avant de sentir une fine feuille cartonnée et glissante. Je sais déjà à quoi je dois m’attendre. J’hésite une seconde, ne sachant pas si je veux véritablement aller plus loin, si je n’ai pas assez mal. Quand je vois finalement la photo, j’ai dû mal à retenir un léger cri strident. Arianne est en robe, souriante, aux cotés d’un jeune homme qui la tient par la taille. Je me relève, fébrile, et me penche près du miroir du bureau, la photo près de mon visage. Quelques secondes suffisent à confirmer ce que je redoutais. D’un geste sec et brutal, je déchire la photo.
Je ne pense plus à Arianne, qui dort peut-être à l’autre bout de l’appartement. Je pense à moi, Altéa, et à lui, Alexandre. J’ouvre en grand fracas le placard du bureau et lui vole une chemise, un pantalon, et une ceinture. Je m’habille en vitesse avant de filer à la salle de bains. Rapidement, je mets de la cire dans mes cheveux, pour les coiffer en brosse. J’ai désormais vu la coiffure qui m’irait le mieux. Au salon, je m’empare des clés du 4×4 qui traînaient sur la commode. Tant pis. Elle n’est pas à ça près.
En garant la voiture, je vois une file de filles devant le Renaissance. J’avais oublié que nous étions en fin de semaine. Je sors avec assurance et salue avec charme la videuse à l’entrée. Flattée, elle me laisse rentrer avant toutes les autres. Je me commande un verre, un gin tonic, pour rafraîchir ma gorge sèche et nouée. Je ne pense plus à rien. Je sens à peine les regards curieux sur moi, qui me donnent un peu plus de courage. Après avoir commandé un deuxième verre, je regarde enfin la foule. Je sais que je plais. Jamais je n’ai senti autant de paires d’yeux me toiser. Je souris. Ce soir, cela m’amuse. À l’autre bout du bar, une fille retient mon attention. Une inconnue, plus charmante que les autres. Ses cheveux blonds et fins noués en natte ballottante ne me laissent pas indifférente. Je sais que c’est réciproque. Je la regarde avec insistance en buvant le fond de mon verre. Avant de pousser la porte de la sortie, je me retourne. Elle est toujours là, surprise de mon départ. Je lui fais un clin d’oeil.
Quand je démarre, je vois la fille dans mon rétroviseur. Elle court vers la voiture. Je lui ouvre ma fenêtre. Haletante, elle dit d’une voix cassée d’avoir trop fumé :
‘Attends! T’es pressée?’ Elle est pleine d’assurance. Et d’espoir.
‘Oui. Je vais rentrer.
-Bon. Dommage. J’aurais aimé qu’on prenne un verre.’
Je me penche pour lui ouvrir la portière passager. Elle fait le tour et monte sur le siège à mes côtés. Je quitte la place et précise:
‘J’ai juste du gin, et il est passé date.’ C’est la vérité. Depuis le temps que je n’ai pas mis les pieds chez moi, tout a dû passer. Elle approuve d’un signe de tête. Je sais qu’elle pense à ses affaires, restées à l’intérieur du club. Elle enverra un message à ses amies avec le numéro du vestiaire. Je laisse un silence s’installer, pour qu’elle réfléchisse à ce qu’elle est en train de faire. Car après, il n’y aura plus d’échappatoire.
‘Moi, c’est Fanny.’
Dans le rétroviseur, le néon du Renaissance clignote péniblement.
– Moi c’est Al. Comme dans Alex.’