Grand Dragon

Véro et Nath m’attendaient en bas du Grand Dragon. J’avais été cherchée une barbe à papa pour gagner un peu de temps. Mais évidemment, elles avaient glissé dans la file, et s’étaient rapprochées de la barrière. Dès qu’elles m’aperçurent, elles me firent de grands gestes, comme si je pouvais ne pas les voir. Véro avait mis son cardigan rouge flash, celui des grandes occasions. Elle se trouvait cute avec, et, dans la voiture pour venir, elle avait dit à mon père qu’il ressortait bien en photo. Et des photos, elle  comptait en prendre un paquet. Elle avait dit que pour notre première fête seules, sans les adultes, il fallait garder pleins de souvenirs. D’autant que ce soir, c’était le grand soir, on ferait enfin le Grand Dragon. Nos parents s’étaient finalement mis d’accord pour nous autoriser à le faire. Les filles m’avaient prise de court en demandant ça à mon père, sans que je puisse l’avertir que moi, je n’avais aucune envie de faire le Grand Dragon. Ce jour-là, j’avais essayé de rouler des yeux, pour lui faire comprendre qu’il fallait absolument s’opposer à ça. Mais il a dû croire que, au contraire, je le suppliais d’accepter, car il a répondu  »Si vos parents ont dit oui, je vais passer pour un petit vieux en refusant. Et puis 17 ans, c’est un bel âge pour faire le Grand Dragon. » J’avais fait semblant de me réjouir.

Comme je faisais semblant aujourd’hui, en voyant les filles trépigner d’impatience.  »T’es sérieuse, Lili? Une barbe à papa? Tu vas tout vomir quand on sera en haut. Je te préviens, si tu salis mon cardigan…
-Je vais pas le salir, ton cardigan. »  Il fallait lever la voix pour s’entendre, cacher les cris des pauvres fous qui avaient osé monter dans le Grand Dragon.
 »T’as vu, c’est presque à nous! Qui se met au centre? » Nath avait demandé ça, connaissant la réponse. Véro ne prit d’ailleurs pas la peine de répondre. Qui d’autre qu’elle pouvait se mettre au centre. Moi, j’aurais souhaité y être, entourée de mes amies. Au chaud entre leurs corps enthousiastes, pour rassurer le mien, petrifié. Le Grand Dragon ralentit avant de s’arrêter devant la file impatiente. Des adolescents en descendirent, tout retournés.  Véro et Nath avaient déjà leurs coupons prêts à être ramassés, au bout de leurs doigts fébriles. La main de Véro tremblait. Peut-être avait-elle peur elle aussi, finalement?
Quand la foraine se retourna vers nous, je découvris son long visage noirci par les heures passées au soleil, dans toutes les villes du pays. À cause de l’obscurité, j’eus du mal à distinguer la couleur de ses yeux. Nath et Véro étaient déjà passées. La forraine attendait que je trouve les coupons, que je pensais avoir mis au fond de mon sac. Le coeur battant, stressée plus par le Grand Dragon que le groupe qui s’impatientait derrière moi, j’imaginais l’intérieur de mon sac du bout des mains. Mais rien.  »Allez-y les filles, je ne sais pas où j’ai mis mes coupons. Je monterai dans un autre chariot dès que je les aurais trouvés. » Véro eut l’air déçu. Nath devait être contente d’avoir son amie pour elle seule. Très vite, l’ensemble des chariots se remplirent. C’est alors que je me rappelais que j’avais mis les coupons dans la poche arrière de mes jeans. Au moment où j’allais les sortir, la foraine me dit  » Il reste une place, t’as trouvé tes coupons? » Je levais la tête vers elle pour lui répondre, quand nos regards se croisèrent. J’eus la sensation que mon coeur s’arrêtait de battre, l’espace d’un instant. Elle ne devait pas être beaucoup plus vieille que moi. C’était difficile à dire avec toutes les lumières qui flashaient à répétition dans nos visages. Avec la tête, je fis signe que non. Et mes doigts laissèrent les coupons dans la poche.  »Je peux rester là quand même, pour voir mes amies? » Je regrettais aussitôt d’avoir dit ça, me sentant comme une petite fille qui ne pouvait pas se balader seule dans la fête. Elle me sourit, comme pour acquiescer.
Tandis que les filles s’abîmaient le gosier, à crier aussi fort qu’elles en étaient capables; tandis que la musique techno jouait fort et résonnait dans toute ma poitrine, je regardais la foraine. De temps en temps, elle me jetait des coups d’oeil, en coin, avec son sourire malicieux. Nous n’échangeâmes pas un mot avant qu’elle ralentisse le Grand Dragon et me dise  » As-tu un couvre-feu? » Je compris rapidement que c’était une manière de me proposer de se voir à la fermeture de la fête. Un peu inconsciemment, je dis  »Non, non. Tu finis à quelle heure? » C’était sorti tout seul, presque naturellement, comme si j’avais l’habitude d’avoir des rendez-vous nocturnes. Des rendez-vous avec des filles.  »Une heure, ça te va? » Rapidement, comme par instinct, je demandais  »Du matin? » Elle rit doucement. J’avais peur de lui avoir parue trop étonnée. Elle n’eut pas le temps de me répondre que les filles se jetèrent sur moi pour me raconter tout ce que j’avais raté.  Elle me prirent chacune d’un côté, bras dessus, bras dessous. J’étais au milieu, puisqu’elles s’arrachaient mon écoute distraite de tous les détails de leur courte aventure. Je me retournais discrètement. La foraine, dont je ne connaissais pas même le nom, me fit un clin d’oeil en levant son index. Sur ses lèvres, je lus ‘Du matin’. Et ma tête se laissa envahir de rêveries.
Au bout de quelques minutes, les rêveries laissèrent place à des angoisses. Comment ferai-je pour ne pas rentrer chez moi? Je regardais ma montre. Dans trente minutes, la mère de Véro viendrait nous chercher. Une heure plus tard, je devais rejoindre la belle forraine. Il n’y avait plus aucune notion de raisonnable dans mon esprit. Je ne m’interrogeais pas sur les dangers d’être seule la nuit, avec une inconnue. Pas plus que je me demandais comment je rentrerai chez moi en pleine nuit. J’avais tellement souvent ressenti de l’attirance pour des filles, parfois même, des femmes, sans jamais oser le dire à personne, que je ne pensais plus qu’à la rencontre à venir. Un baiser. Si seulement elle pouvait me donner un baiser pour que j’y voie plus clair, que je sache ce qu’il en est. Mais peut-être que je me trompais aussi. Peut-être qu’elle n’avait aucune intention de ce genre, qu’elle voulait me vendre de la drogue, ou avoir de la compagnie pour aller prendre une bière. Non, non. Je ne me trompais pas. Ce genre de choses, on les sent.
Peu avant 23 heures, je dis aux filles que j’avais besoin d’aller aux toilettes. Le temps de m’éloigner, j’envoyais un message à Véro lui faisant savoir que j’avais croisé mon père, qui était là avec des amis à lui, et que je rentrerai plutôt avec lui. Je n’aimais pas mentir à mes amies, mais elles étaient bien trop excitées par leur première fois dans le Grand Dragon, qu’elles n’auraient jamais compris ce qu’il me prenait d’aller à ce rendez-vous. Et puis, il aurait fallu tout leur dire depuis le début, et ça, je n’étais pas prête.
Je passais une heure seule, à errer dans la fête, à regarder les gens. Les stands se vidaient à mesure que l’heure tant attendue approchait. Peu avant une heure du matin, je me cachais derrière un arbre, guettant le Grand Dragon. Quand le dernier groupe fut descendu de l’attraction, les lumières s’éteignirent dans un grand bruit, et la musique coupa net. Je me rendis alors au rendez-vous.
 »Quelle soirée! » , me dit la foraine en me voyant au loin. Je ne savais pas de son côté, mais pour moi, elle avait raison, c’était toute une soirée. Ou plutôt, une nuit. Je n’avais pas l’habitude d’être éveillée à cette heure-là.  »T’es d’ici? », qu’elle me demanda en quittant le Grand Dragon.
 »Oui, enfin, des environs. » Je ne voulais pas être trop précise tant que je n’en savais pas plus. J’avais réussi à éviter le retour à la maison, mais je ne pourrai certainement pas la ramener chez mon père. Mon père, qui devait m’attendre inquiet au salon…
En marchant dans la fête foraine éteinte, presque seules, elle me prit la main.  »Je m’appelle Cassandra. » Cassandra. J’aurais voulu savoir ce nom pour me le répéter une heure plus tôt dans cette interminable attente. Cassandra avait les mains un peu rugeuses, pas comme Véro, ni Nath. Je pensais que toutes les filles avaient la peau douce. Je ne fis pas de commentaire.
 »Tu veux que je te ramène? » Elle avait demandé ça très calmement, avec une fausse naïveté. Je fis semblant de ne pas comprendre.  »Tu crois que je t’ai pas vue te cacher derrière l’arbre? Tes amies te couvrent, pas vrai? » Je ne répondis pas. Je mentais trop mal pour répondre quelque chose de cohérent spontanément. Elle enchaîna gentiment, en me réconfortant:  »Allez, c’est pas grave. On a toutes fait ça.
-Fait quoi?
-Se cacher. Mentir. Appelle-ça comme tu veux. »
Je ne savais pas exactement qui étaient englobées dans son ‘toutes’. J’hésitais à demander. J’aimais surtout le fait qu’elle considérait qu’elle et moi appartenions à une même famille. Même si ce devait être la famille des cachotières, des menteuses.
En marchant, nous étions arrivées sur un parking à l’allure d’un terrain vague, derrière la fête, où se mélangeaient gros camions et vieilles voitures. Elle m’ouvrit la porte d’une Buick datant au moins de 1980.  »Désolée pour l’état de la voiture. Je ne reconduis pas souvent mes amantes chez elle. » Elle avait dit ça sur le ton de la blague, et je n’avais retenu que ce mot : amante. Comme j’aurais voulu que ce soit vrai. Dans la voiture, je jouais avec sa radio en lui indiquant le chemin à suivre. La petite lumière de la voiture me laissait voir des débuts de rides aux coins de ses yeux. Elle devait avoir bientôt trente ans. Moi qui pensais qu’elle avait presque mon âge! En reconnaissant la maison de mon père, je lançais  »C’est ici! » Elle se gara un peu avant d’atteindre la bâtisse.
 »Tu sais ce que tu vas dire au moins? » Devant mon silence, elle répondit  » Tu as perdu tes amies dans la foule, tu ne savais pas comment rentrer, mais tu as croisé la mère d’une autre amie et tout est rentré dans l’ordre. » Je lui souris en laissant tomber un ‘Merci’, près de la boîte à gants.
 »Tu vas voir, tout sera plus simple en grandissant. Promis. Peut-être même que dès l’année prochaine, tu oseras faire le Grand Dragon. Je serai là en tout cas, si tu retrouves tes coupons. » Elle se pencha vers moi, dégraffa ma ceinture de sécurité, et déposa un baiser sur mes lèvres. Mon souffle s’arrêta brusquement. Pour quelques secondes, ma bouche n’avait plus d’autre utilité que celle de l’embrasser.
Sortie de la Buick, je marchais jusqu’à la maison de mon père. Je tâtais mes poches pour trouver mes clefs, quand mes doigts effleurèrent les coupons. Je souris pour moi. J’allais sûrement me faire passer un de ces savons, mais ce n’était rien comparé à ce qui m’attendait, l’année prochaine, au Grand Dragon.

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