- La fille
Je fume une dernière cigarette en regardant les voitures des représentants se garer, puis repartir. Le routier qui m’a déposé là sort du snack, une pochette marron en carton recyclé, imbibée de gras, à la main. De l’autre, il me salue de loin, et remonte dans son camion. Il traversait la région pour une livraison de lait. Je vois le véhicule s’éloigner pour rejoindre l’autoroute. Le panneau d’affichage de la station essence indique que j’ai déjà un bon quart d’heure de retard. M’aura-t-elle attendue? Peut-être pas. Si elle est déjà partie, je devrais sans doute en faire autant. À nouveau, faire du stop, trouver un conducteur aimable dans lequel j’aurais immédiatement confiance, et qui m’avancerait un peu. Il fait presque déjà nuit. Le soleil se couche derrière la montagne et j’ai un peu froid. J’aurais dû mettre mon bonnet. Je l’ai oublié. Un peu volontairement, j’avais peur qu’elle me prenne pour une adolescente, avec mon bonnet Jurassic Park sur la tête. Il faudrait que je m’en rachète un nouveau. L’hiver est déjà là.
C’est l’heure du souper, pourtant, le snack paraît vide. Je n’en vois pas tous les recoins. Je ne sais pas si elle est là. Et si elle ne m’a pas attendu, ou si elle n’est jamais venue, alors je ferais quoi, seule, à une heure de chez moi, au bout milieu de l’autoroute? Je pourrais toujours commander des frites pour me consoler. L’aire d’autoroute s’est vidée. Je suis seule sur le parking. Sans plus d’issue, je me décide à rentrer dans le snack.
Je n’ai rien dit à Alicia. J’attends de voir ce qu’il va se passer. S’il se passe quelque chose que j’oserais lui raconter. Si Karen n’est pas là, je rentrerais ce soir à la maison, tard dans la nuit, inventant une longue soirée de labeur à la bibliothèque. Alicia dira que je m’épuise trop, que je devrais prendre du temps pour moi. Me reposer. Que ça n’allait jamais fonctionner si je me mettais tant de pression sur les épaules. J’approuverai, et lui promettrai qu’à l’avenir, je ferai attention. Si Karen est là, si je lui plais, si elle me plaît, alors je ne pourrai pas me retenir d’en parler à Alicia. Elle sera un peu fâchée que je n’ai rien dit avant. Que j’ai gardé tout ça pour moi. Elle dira que je pouvais lui faire confiance, qu’elle ne m’aurait pas jugée, qu’elle m’aurait soutenue. Elle voudrait tout savoir.
Je n’ose pas m’avancer dans le snack vide. J’aimerais m’installer au bar, commander un allongé. Mais si Karen est dans un coin, alors nous ne ferions que nous croiser, sans nous reconnaître. D’ailleurs, comment la reconnaîtrai-je? J’y ai pensé juste après avoir raccroché, la semaine passée. J’ai même envisagé de la rappeler pour lui demander comment je la reconnaîtrai. Je ne voulais pas paraître insistante, alors je n’ai rien fait. Je ne sais pas si elle est belle. Une partie de moi espère que oui, et l’autre en serait un peu triste. Je pense à ma mère. Elles doivent avoir à peu près le même âge. Je me demande si Karen se teint les racines de ses cheveux pour cacher les blancs qui apparaissent. Je me demande si sa peau brille de crème anti-rides.
Je n’ai rien dit non plus à ma mère. J’ai eu peur de la blesser. Elle aurait fait semblant d’être contente pour moi, mais j’aurais vu la peur dans ses yeux. La peur de ce que je pourrais faire, de ce que l’on pourrait me dire. La peur que je lui en veuille. Que je m’éloigne d’elle.
La serveuse me regarde d’un drôle d’air. Elle doit me trouver étrange, à rester plantée là, au milieu de l’entrée de ce snack. Si elle a vu que c’est un routier, maintenant parti, qui m’a déposée, elle doit sans doute me prendre pour une folle. J’ai mal aux mains. Le froid dehors était trop froid, et le chauffage dans le snack trop chaud. Je vais m’asseoir sur une des banquettes. La serveuse vient prendre ma commande. Je fais semblant de regarder la carte, et demande, en me donnant un air naturel, un café latte. Ma voix résonne dans le silence du restaurant. Au fond, je vois une femme de dos, se retourner légèrement au son de ma voix. Karen. Elle a dû me reconnaître. Tandis que la serveuse s’en va, la femme s’empare de sa veste et de son sac à mains. J’ai le temps de voir ses mains. Ses ongles surtout. Impeccablement vernis d’un rouge mat. Olivier, le fils d’un des amants de ma mère, m’avait dit ça un jour. J’étais plus jeune, et il devait avoir la vingtaine. Il avait dit à la petite fille que j’étais : «Les ongles, c’est le plus important chez une femme Élise. Quand tu vois comment une femme s’occupe de ses ongles, ça te donne une idée du reste. » Sur le coup, j’avais trouvé ça stupide et superficiel. Et puis, quand j’ai commencé à regarder les filles qui m’entouraient avec plus de désir, je ne pouvais pas m’empêcher de regarder leurs ongles avec une attention particulière.
Quand j’ai rencontré Alicia, je le lui ai souvent dis par la suite, c’est une des premières choses qui m’a séduite chez elle. Des ongles fins mais solides, au bout ronds, pas trop longs, ornés simplement de vernis transparent. Dès le premier jour, en regardant les mains d’Alicia, j’ai eu envie de lécher ses doigts, les mouiller de ma salive, les laisser me griffer le dos, les sentir parcourir mon ventre, les accueillir au plus profond de moi.
La femme se rapproche de ma table. Je ne lève pas la tête, ne vois pas encore son visage. Je sens sa présence, tout prés de moi, sa main un peu vieillie mais encore assez lisse se poser sur mon avant-bras. «Hélice?». Je comprends qu’elle essaie de dire mon prénom, mais son accent anglais trouble sa prononciation. J’hoche la tête pour approuver, sans pour autant relever le visage. Elle se glisse sur la banquette en face de la mienne. Je ne vois que ses mains. Ses longs doigts et ses ongles, bien limés. Elle va sans doute chez la manucure toutes les semaines. Et puis, c’est sûr, elle ne travaille pas avec ses mains. Pas comme ma mère, dont les mains sont gercées à force de se les laver plusieurs dizaines de fois par jour à l’hôpital. Les mains de Karen sont celles d’une femme qui n’a jamais vraiment eu à se soucier de rien. Je compte jusqu’à trois dans ma tête avant de lever mon regard vers son visage. Sa beauté me surprend. Ses yeux s’ancrent dans les miens. Elle a l’air surprise aussi. Elle dit « Tu as les traits de Lauren Bacall, comme Jack. » Je souris un peu, et parce qu’il faut bien commencer la conversation, je réponds « C’est drôle, j’aurais plutôt pensé qu’il avait ceux d’Humphrey Bogart.
– Oui, elle dit. C’est ce que je voulais dire. Vous avez tous les deux l’air de sortir de Casablanca. C’est mon film préféré. »
Elle formule mal ses idées. Je ne crois pas que ce soit un souci de langue. J’avais déjà pu entendre au téléphone qu’elle était parfaitement bilingue. Elle ne doit pas être beaucoup plus à l’aise que moi. Je voudrais répondre que je tiens ces traits de ma mère, que c’est elle qui ressemble à Lauren Bacall, et que Jack et elle ont dû être un beau couple. Je me contiens. Je ne veux rien brusquer. La serveuse m’apporte ma tasse de latte. Elle semble se demander le lien qui unit Karen et moi. D’une certaine façon, moi aussi. Je me demande ce que je fais là. Karen ressemble à une top modèle des années 80 qui aurait un peu vieilli mais aurait gardé sa classe, sa grâce, et sa prestance. Moi, j’ai l’air d’une adulte mal avertie qui n’aurait pas réussi à sortir de l’adolescence, avec mon jean déchiré au niveau des chevilles, mes chaussettes dépareillées, et mon sweat-shirt à capuche. Karen n’a pas eu un regard pour mon look. En fait, elle me regarde avec une certaine affection dans les yeux.
« Je suis contente qu’on se rencontre, Élise.
– Oui, moi aussi. » Je mens un peu. J’aurais voulu rencontrer Jack, avant qu’elle m’assure que ce n’était pas une bonne idée. Je ne sais pas quoi dire. Je lance, comme ça « Ça fait longtemps que vous êtes mariés ? » Immédiatement, elle répond qu’ils se sont connus voilà 32 ans, et qu’ils sont mariés depuis 28 ans. Je fais rapidement le calcul. J’ai 26 ans. Le salaud. Je me demande si ma mère était au courant. Elle ne m’a jamais parlé de Karen. Elle ne m’avait jamais vraiment parlé de Jack non plus. Je savais que ça avait été un homme de passage, un américain établi à Montréal. Je savais aussi que je n’étais pas dans les plans, mais que la nouvelle l’a enchantée, malgré le départ précipité de mon père. Je n’ai jamais non plus cherché à en savoir plus. Jack n’était pas un sujet de conversation. Je savais son prénom, et cela me contentait. Aussi, je ne voulais pas faire de peine à ma mère, lui demander d’autres informations, comme si elle n’était pas assez pour moi. Il l’avait déjà laissée tomber, je devais être là pour elle. Et puis franchement, est-ce que je voulais vraiment être en contact avec un type qui avait laissé tomber ma mère?
Je m’étais convaincue que je n’y pensais pas. Quand on me demandait qui était mon père, je racontais toujours de drôles d’histoires, plus invraisemblables les unes que les autres. Souvent, je disais qu’il était mort. Ça évitait les questions, et puis c’était la version la plus proche de la réalité.
« Tu fais jeune, quel âge tu as? ». Son accent me plaît. Je lui réponds et l’observe faire le calcul à son tour. Était-elle au courant ou vient-elle seulement de comprendre? Ai-je fait preuve d’égoïsme en essayant de contacter Jack quand ma mère a fini par me donner son numéro? Je n’avais aucune idée qu’une autre femme était dans la vie de mon père. Depuis tout ce temps. Lui, il n’avait pas la moindre idée que je faisais partie de la sienne. Depuis tout ce temps. Karen me l’a dit au téléphone. Ce n’est pas qu’il n’a jamais voulu me voir. C’est qu’il ne l’a jamais su. J’ai du mal à y croire. N’avait-il pas remarqué le ventre gonflé de ma mère quand il s’en est retourné à Montréal? N’est-ce pas là justement la raison de sa fuite?
Karen se remet de la nouvelle. Elle est douce. Elle aurait pu faire une crise, m’en vouloir d’être là, d’exister, mais non. Elle cherche juste à me connaître. Elle dit: « Tu fais quoi dans la vie?
– Je finis mes études en linguistique.
– En lingouine quoi? »
Je ris un peu. Karen est déconcertée. Elle ne comprend visiblement pas le comique de son lapsus. Comment pourrait-elle? Ma sexualité n’est pas inscrite sur mon front. Je lui explique mes études, ma thèse, mes aspirations d’enseignement universitaire. Je devrais aussi lui parler d’Alicia. C’est un peu la raison pour laquelle je suis là finalement.
J’ai rencontré Alicia à 23 ans. Un amour pur et fusionnel, qui nous a transcendées, l’une comme l’autre. Alicia est un peu plus âgée que moi. Avant de me rencontrer, elle pensait déjà à fonder une famille et notre couple l’a confortée dans ses envies. Récemment, nous avons décidé de nous lancer dans une aventure périlleuse d’insémination. Après quelques tests, les médecins nous ont signifié que j’aurais sans doute plus de facilité à féconder. C’est donc moi qui m’apprête à porter notre premier enfant. Quand nous avons annoncé la nouvelle à ma mère, elle ne savait pas comment réagir. J’ai bien vu qu’elle ne s’attendait pas à ça. Sur le coup, elle n’a presque rien dit. Le lendemain, elle m’appelait pour me donner le numéro de Jack. Elle avait dû réfléchir toute la nuit la connaissant. À peine dormir. Et puis elle avait réalisé qu’à l’heure d’être mère à mon tour, je devais avoir le choix de connaître mon histoire. De rencontrer mon père. J’ai noté le numéro rapidement, sur un coin de papier. Le soir-même, je descendais acheter des cigarettes et passer le coup de téléphone en dehors de la maison, loin des oreilles d’Alicia. C’est au téléphone que j’ai entendu pour la première fois la voix et l’accent de Karen. Elle m’a de suite plu. Nous avons convenu de nous rencontrer, juste toutes les deux dans un premier temps, à mi chemin entre chez eux et chez nous. Je ne conduis pas, mais j’ai accepté le rendez-vous.
Nous parlons de tout et de rien, des écoles que j’ai fréquenté, des endroits où nous avons vécu. Karen n’évoque jamais ma mère. Moi non plus. Un sujet retient tout de même ma curiosité. Je demande : « Est-ce que j’ai des frères et soeurs? » Karen boit une gorgée de son café avant de me répondre. Ses belles mains tremblent un peu. Elle fait non d’un signe de tête. D’une voix fébrile elle ajoute « I never could… » Elle ne termine pas sa phrase. En me regardant dans les yeux, elle reprend en français: « J’aurais aimé ça, je pense. Tu sais, si j’avais su avant… ». Elle me sourit et prend ma main dans la sienne. Sa peau est douce. La mienne frissonne.
Nous restons comme ça, à évoquer des sujets banals pendant plus d’une heure encore, puis, en regardant sa montre elle me dit : « Il est tard. Je te raccompagne? » Je comprends qu’elle m’a vue arriver en compagnie du routier. Elle n’y fait pourtant pas allusion. Elle m’a aussi vue hésiter. Serait-elle venue me chercher si j’avais fait marche arrière?
« Je vis à près d’une heure de route. Ne te tracasse pas. Je trouverai une voiture pour rentrer.
– Pas dans ce sens de la route. Allez viens. De toutes manières, je vais avoir besoin d’être seule un moment avant de revenir à ma maison. »
J’apprécie sa bienveillance. Sa sincérité aussi.
Dans la voiture, elle met un CD. Je ne connais pas mais ça me plaît. Je vois le paysage défilé. Elle chantonne, doucement. Sa voix est plus jeune qu’elle. Assise à côté d’elle, je peux voir ses genoux osseux sous son collant noir. En fait, ça ne m’étonnerait pas que ce soit des bas. Pas avec un porte-jarettelles, non. Des bas autocollants, qu’elle peut garder même après s’être déshabillée complètement. J’admire subitement mon père d’avoir séduit et su garder une femme pareille. Je me demande si j’en serai capable à mon tour avec Alicia. Lui et moi, nous aimons les belles femmes, c’est un fait. Nous partageons déjà ce goût-là. Je voudrais plaisanter à ce sujet avec Karen, mais ce serait lui dire qu’elle ne me laisse pas indifférente. Elle trouverait sans doute cela étrange de la part de la fille de son mari.
Je lui précise qu’elle peut me déposer à l’entrée du village. Elle insiste, pensant me rendre service. En fait, je pense à Alicia, qui, si elle est à la maison, ne comprendra pas que je me fasse déposer en voiture par une inconnue. Karen arrête sa voiture sur un emplacement dans la ruelle. Elle se penche un peu pour voir la maison que je lui indique. « Ça a l’air beau. » Pour m’excuser de ne pas l’inviter à rentrer je dis: « Je ne vis pas seule, et… je n’ai pas… » Elle me fait taire d’un sourire et d’un murmure « Don’t worry. » Quand je mets la main sur la portière, elle m’attrape le poignet pour me retenir. « Elise, voudrais-tu venir souper? Chez nous? » Elle propose de laisser s’écouler deux semaines, le temps de préparer Jack. J’hésite un peu. Pour me convaincre, elle ajoute « Tu peux amener ta personne. » Elle n’a pas dit « ton copain ». Je ne sais pas si elle a compris. J’ai envie de croire que oui. J’acquiesce rapidement avant de sortir de la voiture, et de la regarder s’éloigner.
Quand je lève la tête vers la maison, Alicia est sur le palier, les bras croisés. L’excuse de la bibliothèque ne passera sans doute pas ce soir.
2. La femme
J’ai acheté un poulet chez le boucher où nous avons l’habitude d’aller le dimanche avec Jack. Le dimanche, je ne cuisine plus depuis plusieurs années déjà. Nous faisons notre épicerie le matin, et achetons de la viande et des pommes de terres, parfois aussi, une pâtisserie, un cupcake, une gourmandise. Nous mangeons devant la télévision, en regardant la chaîne d’actualités. Je n’écoute qu’à moitié. Quand les infos sont trop lourdes, Jack allume un cigare. Je ne fume pas. L’après-midi, je m’occupe des plantes de la maison. En été, je peux aller dans notre jardin prendre soin de mes rosiers. Lire à l’ombre de notre vieux pommier. Jack fait des mots croisés. C’est sa fierté de faire les mots croisés en français. À la maison, nous ne parlons pas anglais. Sauf quand nous sommes exaspérés l’un par l’autre, que nous n’avons plus l’énergie des convenances. But we never talk that much. Jack a toujours considéré que la France était le modèle à suivre, l’élégance même. Très jeune, il a souhaité que nous partions vivre à Montréal pour être au coeur de la culture francophone. Paris lui paraissait inaccessible. Était-ce son français parfait, ses longs cheveux noués en nattes, son parfum de Tocade un peu trop sucré? I never asked. Je savais tout. Bien sûr que je savais. Une femme sait ce genre de choses. J’ai même compris quand il a décidé d’arrêter de la voir. Oui, je savais tout. Tout, sauf Élise. D’Élise, jamais je ne me suis doutée.
Je n’ai pas pu rentrer à la maison avant la nuit tombée. Jack s’est inquiété. Je ne pars pas seule, comme ça, en voiture, pour ne rentrer que pendant la nuit. Il n’a pas pensé que j’aurais pus voir un autre homme que lui, que peut-être, moi aussi, j’étais une femme que l’on désirait. Il n’a pas pensé que je le quittais. Finally. Après tout ce temps. Il s’est inquiété, imaginant toutes sortes d’accident que j’aurais pu avoir. Je n’ai pas pu le rassurer. En rentrant, j’ai couru à la salle de bains. Je me suis enfermée à double tour, pour qu’il n’essaie pas de rentrer. J’ai fait couler un bain d’eau bouillante, pour cacher le bruit de mon vomissement. J’ai entendu Jack retourner se coucher. Je voulais sortir en criant, le traiter de tous les noms. You’re such an asshole! Why you never told me about her? Il aurait pensé que je parlais d’une de ses maîtresses, il aurait nié. S’il savait comme je me fous d’elles. C’est Elle qui m’importe. Élise.
Dans le bain, mêlant mes larmes à l’eau noircie par mon maquillage, j’ai regardé mes mains fripées. Dans ces mains, j’ai rêvé les cheveux d’Élise. Je les aurais peignés avec l’amour d’une mère. Elle n’aurait manqué de rien. Tout ce que nous lui aurions donné. Tout ce qu’elle nous aurait donné.
Je suis allée me coucher près de Jack. Pas contre lui. Assez près pour sentir sa présence. L’odeur de son eau de Cologne qui me rassure toujours. Je n’ai pas voulu le réveiller.
Quand je lui ai parlé d’Élise, j’ai fait comme si je le croyais. Liar… Non, pire, tu n’es pas juste un menteur. Tu es un voleur aussi. Cette vie que tu nous as volée, à nous toutes. Je lui raconte, le coup de fil d’Élise, notre rencontre. Je ne dis rien sur sa liaison. Il fait semblant. Bastard… Moi aussi, je fais semblant. Je lui explique, la mère d’Élise qui déménage à Montréal peu de temps après la naissance d’Élise. Au cas où… C’est ce que m’a dit Élise. Sa mère a déménagé « au cas où ». Pour qu’Élise ne se retrouve pas seule en cas d’accident. Il dit « Cette enfant, je ne l’ai jamais reconnue. Même en cas d’accident, je ne vois pas comment ni pourquoi elle se serait retrouvée avec nous. » Stop talking. Please.
Les pâtisseries sont au frais. Je verse la graisse fondue du poulet sur les pommes de terre au four. Mes doigts sentent l’ail. Je frotte mes mains avec du savon au-dessus du lavabo de la cuisine en guettant la rue par la fenêtre. À l’angle, je vois une voiture s’avançait doucement, et se garer en face de la maison. J’aurais dû prévenir Élise que le jardin pouvait accueillir leur voiture.
Je reconnais Élise, qui sort du côté passager. Au volant, cherchant son sac sur la banquette arrière, je ne distingue d’une longue chevelure rousse, emmêlée.
– Jack ! They’re here!
Je repasse une derrière brosse dans mes cheveux. Mon vernis ne s’est pas écaillé.
Jack me laisse ouvrir la porte. Je le sens nerveux. Quand ils s’aperçoivent, Élise et lui ne disent rien de plus qu’un léger « Bonjour ». C’est maladroit, et timide. Comme elle. Je fais entrer nos invités. Élise est mal à l’aise. Je le vois, et lui propose de me suivre à la cuisine. La grande Alicia reste au salon avec Jack.
Je ne peux m’empêcher de prendre Élise contre moi. Elle a échangé ses vieux jeans pour un pantalon noir et son gros pull contre une chemise à carreaux qui met en valeur sa taille fine. Elle ne fait toujours pas son âge. À son oreille, je murmure « Everything’s gonna be fine. I promess. » Elle resserre son étreinte. Je ne suis pas sûre de croire à ce que je dis. Jack est imprévisible.
Nous rejoignons le salon. Jack a ouvert la bouteille de vin que les filles ont apportée.
Nous sommes dimanche, et nous sommes réunis pour le repas. Je regarde un à un les visages de ceux qui sont désormais ma famille, et je ne peux m’empêcher d’être heureuse. Voilà à quoi auraient dû ressembler ces vingt dernières années. J’observe Jack servir délicatement du vin dans la coupe d’Alicia. I feel whole.
Quand j’apporte le poulet à table, je vois les filles se lancer des regards de travers. Je ne comprends pas. Élise prend la parole.
« Ça sent très bon, Karen. Tu as dû te donner beaucoup de mal à cuisiner ça mais… Alicia et moi sommes végétariennes. » Quel impair! Je n’y avais même pas pensé.
« Oh no! No… I am so sorry.
– C’est rien. Tu ne pouvais pas savoir., me rassure Élise.
– Quand même, toutes les lesbiennes sont végétariennes, dit Alicia en riant. » Élise éclate de rire aussi. J’imagine que c’est une blague que je ne peux pas comprendre.
– T’es vache, Ali… Bon, mais… c’est pas grave, on mangera plus de salade. Ça ne nous fera pas de mal. T’en fais pas pour ça, Karen. »
Je jette un oeil à Jack. J’ai peur qu’il m’en veuille d’avoir gâché ce moment privilégié. Mais il rit encore de la blague d’Alicia. Elles sont si bien assorties. La complicité qui circule entre elle, Jack et moi ne l’avons jamais eue. Je ne sais pas si lui aussi, en les regardant, c’est à cela qu’il pense. Je n’ai jamais vraiment compris à quoi Jack pensait.
Élise vient m’aider à préparer les pâtisseries à la cuisine. Nous dressons les éclairs au chocolat et les tartelettes aux fraises sur une assiette blanche, en porcelaine. Je fais couler du café. Tandis que je rince les assiettes dans l’évier, je sens les bras d’Élise me prendre par la taille. Elle colle les os de son bassin contre mes fesses, relèvent mes cheveux, et me dit, avec un accent français prononcé « Thank you, Karen. » Je souris en fermant les yeux. This love I was dying for. Les pas d’Alicia dans la cuisine semblent surprendre Élise. Elle me relâche brutalement. Alicia ne rit plus. Élise baisse les yeux au sol.
« Je venais juste voir si vous aviez besoin d’aide.
– Non, c’est bon. Tout est prêt. »
Quand les filles quittent la maison, je ne peux m’empêcher de leur faire un dernier signe depuis le pas de la porte. J’aurais voulu dire à Élise de m’appeler, me dire qu’elles sont bien rentrées. Elles n’habitent pas tout proche. Mais je ne souhaite pas être une mère poule de plus pour elle. Jack est derrière moi. Il met son bras autour de mes épaules. En posant ma tête dans le creux de son cou, je demande « Isn’t she perfect? » Il approuve en hochetant la tête. Je rentre ranger la table. Jack reste dehors, à regarder la rue déserte. Je crois l’entendre dire « And so is Alicia. »
Le poulet est encore dans le four. Nous l’aurons pour ce soir.
3. L’homme
Holy shit! Un enfant était la dernière chose dont j’avais besoin en ce moment. Une fille en plus. Comme s’il n’y avait pas déjà assez de femmes dans ma vie. Bon, d’accord, ce n’est pas tout à fait une surprise. Mais enfin, je ne pensais pas qu’elle réapparaitrait comme par miracle. Pour moi, c’était de l’histoire ancienne, une graine égarée par le vent. Ça arrive à tout le monde. Voir l’arbre pousser ne m’intéressait pas. Qui pourrait m’en vouloir? Nous ne sommes pas tous des amoureux de la nature. Mais évidemment, il a fallu que Karen s’en mêle. Madame ne se contente plus d’arroser ses rosiers le dimanche après-midi. Non, il lui faut plus grand comme projet. Son amour filial soudain pour Élise lui empêche au moins de m’en vouloir. Enfin, non. Elle ne m’en veut pas pour l’avoir trompée. S’en doutait-elle? Il me semble que je suis plutôt bon en menteur à double-vie, je ne pense pas qu’elle n’ait jamais rien remarqué. Mais voilà que finalement elle m’en veut pour ne pas lui avoir parlé d’Élise. J’essaie de lui rappeler que jamais nous n’aurions eu la vie que nous avons vécue si Élise avait été dans les parages depuis le début. Girls want money. That’s all I always say. Notre année sabbatique en Indonésie, ses tailleurs Chanel, ses bas Chersterfield, qui les aurait payés? Bien sûr, maintenant, les bas valent une misère et se vendent sur ebay, mais à l’époque… Je ne vois pas ce que nous aurions fait d’un enfant. Quand je pense à toutes les soirées au théâtre, à l’opéra, à toutes nos fins de semaine sur notre voilier, Karen les cheveux aux vents, nue sur la poupe, avec pour seul accessoire son lipstick Dior rouge vermeille. Un enfant aurait tout gâché. Nos disputes me font repenser à tous ces moments de rêve et de prestige, et contrairement à Karen, je me félicite de ne pas m’être préoccupé d’Élise plus tôt. Encore aujourd’hui, si ce n’était que de moi… And, she is a lesbian! Ce n’est pas comme si elle pouvait nous apporter un petit gars, un qui me ressemblerait, qui serait gaillard et bien bâtie, pas comme cette crevette. On voit bien à ses bras tout maigres qu’elle ne mange pas de viande. J’aurais pu le dire à Karen bien avant le repas, si seulement elle avait daigné me montrer une photo. Rien à l’horizon, le calme plat. Comment feraient-elles toutes les deux? Karen said they’re working on it. Bullshit. Pour ça, il faudrait qu’une des deux aient un pénis et il me paraît évident que ce n’est pas le cas. J’ai vraiment tiré le gros lot. Heureusement, elle n’a pas trop mauvais goût. Voilà le seul point commun que je nous trouve. Avec quelques années de moins, j’aurais eu Alicia dans la poche. Mais je ne me fais plus d’illusions. Que ferait-elle avec un vieux beau comme moi? Même si j’ai de beaux restes, mon heure de gloire est derrière moi. J’en ai fait tourner, des têtes, et pas qu’un peu. Les filles ont toujours craqué sur mon accent anglais. Avec le temps, j’ai appris à le forcer. Je fais exprès de faire des erreurs de français en public, alors que c’est presque la seule langue que je parle à présent. Alicia a un accent québécois. Quand je suis arrivé à Montréal, malgré mon très bon français, je comprenais pas les québécois. Il m’a fallu du temps pour apprécier l’accent, aimer les nuances de la langue. Quand j’ai commencé à ressentir la force des sacres, je suis tombé amoureux de toutes les québécoises qui juraient en ma présence.
Alicia s’est retenue de sacrer à table. Je l’ai vue. Elle a l’air d’un étalon fougueux. Si elle en était un, sa robe serait noir de jais. Pourtant, ses cheveux sont roux comme les feuilles des arbres, au bord du lac, en automne. Mais le reste de ses attitudes, tout ce qu’elle donne à voir, est tellement sauvage, qu’elle serait un étalon noir. Je voudrais peindre Alicia comme un étalon noir. Mais alors, je ne pourrais pas la peindre nue.
En lui offrant du digestif l’autre midi, j’ai effleuré sa main. Elle tenait son verre, et en le lui prenant, j’ai effleuré sa main. J’ai fait ça comme un gamin, sans pouvoir m’en empêcher. Heureusement, elle n’a pas vu que j’avais fait exprès. En fait, elle n’a rien dit. Peut-être qu’elle a aimé ça, elle aussi? Sa peau est laiteuse et douce. Le soir, en me couchant, je ne pouvais arrêter de penser à ce moment, quand ma main a touché la sienne. Jesus Christ! That was so good. J’y pensais tellement, que j’ai fini par me sentir coupable d’être là, allongé auprès de Karen qui, de son côté, devait sûrement penser à la prochaine rencontre que nous pourrions organiser avec «the girls», as she calls them. Elle m’avait déjà bassiné pendant l’après-midi, en me parlant de les amener à Burlington, faire un tour de voilier une fin de semaine. J’ai imaginé Alicia en maillot de bain, ses cuisses fermes qui se dessinaient déjà à travers son pantalon. J’ai imaginé envoyer Élise et Karen nager plus loin, être seul sur e bateau avec Alicia. Je n’ai jamais su si le rouge à lèvres rouge allait si bien aux rousses.
God! Je me sentais si coupable que j’ai quitté la chambre. La nuit était d’un bleu marin. Comme si le jour s’apprêtait à se lever alors qu’il venait à peine de se coucher. J’ai allumé la télévision pour chasser Alicia de mes pensées. Entre une émission animalière, une rediffusion d’un vieux match de tennis de 1998 (why?), et une série policière, je suis tombé sur un film érotique, aussi vieux que le match de tennis. La télévision, ce n’est plus ce que c’était. On nous redonne toujours les mêmes affaires et notre esprit ne s’en va pas plus loin. Nous ne voyageons plus au travers du petit écran. J’ai failli retourné voir le match de tennis, après tout, je ne me souvenais plus du résultat final. Et le film, je l’avais déjà vu au moins cinq fois. Tv is so broke! Même plus assez de cash pour nous donner des nouveaux films coquins. Ou peut-être que plus personne ne veut en faire. Qui sait? Les jeunes filles d’aujourd’hui ont l’air dévergondées, mais je sais d’expérience que ce sont en fait de vraies saintes nitouches. De mon âge, c’était amusant. Les filles se laissaient faire sans trop crier au loup. Saleté de féminisme.
Dans une bizarre coïncidence, le film en question se déroulait sur un bateau. Autre chose que mon petit voilier. Un grand yacht, dont le capitaine était un riche industriel qui avait amené là l’ensemble de ses employés pour fêter un gros contrat. Rapidement, la croisade tournait en partouze. Je ne sais pas de quelle entreprise il s’agissait, mais j’aurais bien voulu y travailler. Un poste de réceptionniste m’aurait suffit. En voyant la timide secrétaire se déshabiller devant son collègue qu’elle croisait de temps à autre à la machine à café, j’ai repensé à la peau d’Alicia. Je sentais sous mes doigts, à nouveau, la douceur de sa peau. Alors j’imaginais à quoi ressemblaient ses seins. De sa poitrine, je n’ai rien pu distinguer, si ce n’est sa générosité. J’ai pensé à la forme de ses seins, comme si je les prenais dans ma main, comme deux oranges à presser à souhait. J’ai pensé à ses mamelons, et à un téton en forme d’ancre de bateau. Je me suis endormi sur cette image.
Tard le matin, quand Karen m’a réveillé, la télévision était encore allumée. La météo annonçait des vents forts pour le lendemain. Parfait pour la voile. Je reparlais de cette idée à Karen. Bring the girls on the lake.
«Oh, I forgot to tell you. I called Elise this morning.» Elle a dit ça d’un air désolé, j’attendais la suite. «Alicia souffre d’un terrible mal de mer.»
Je cachais ma déception et montais faire ma toilette à la salle de bains. En enlevant mon pantalon, je constatais l’effet de mes fantasmes sur le tissu collé.
Je me regarde dans le miroir. Ma barbe naissante, mes cheveux poivre et sel en bataille sur le haut de mon crâne. Mon nez au bout carré, ma bouche pulpeuse de femme. Do we really look the same? Si ce que Karen dit est vrai, si nous sommes identiques, alors toutes mes chances ne sont pas perdues.
4. La belle-fille
J’ai commandé un café court, espérant que ce sera de bonne augure pour la rencontre. Il est déjà en retard. Ce type n’a rien pour plaire. Être ponctuel, c’est une marque de respect, et même ça, il n’arrive pas à le respecter. Je pensais qu’il serait là à l’avance. C’est l’empressement de sa voix, son enthousiasme au téléphone l’autre fois qui m’ont fait croire ça. C’est pour ça que moi, je suis arrivée un peu avant l’heure de notre rendez-vous. Pour que ce soit plus vite terminé. Mais maintenant, en me voyant, il va s’imaginer que je suis venue plus tôt car je ne pouvais pas attendre plus longtemps de recroiser son regard chaud d’homme mûr. Ces mots vont défiler dans sa tête, je peux le parier. Elle ne pouvait pas attendre de croiser à nouveau mon regard chaud d’homme mûr. Y a un paquet d’informations qu’il n’a pas intégrées, le pauvre. Suffit de me voir pour comprendre que les hommes, c’est pas mon truc. Alors en plus de ça, un vieux beau, qui aurait du mal à la brandir bien droite, dont les poils du torse se seraient déportés dans les oreilles. Ark. Le simple fait qu’il s’imagine pouvoir m’attirer est une insulte. Il n’a pas actualisé l’image qu’il aperçoit dans le miroir le matin. Parce que c’est sûr, à mon âge, il ne devait pas être si mal. La preuve, c’est qu’il a réussi à charmer Karen. Là, on parle d’un autre calibre. S’il était aussi intéressant qu’on le dit, je comprends qu’elle n’ait pas pu le quitter en temps et lieux.
C’est ça l’amour. On est charmé, sous l’emprise d’un sourire, d’un regard en coin, d’une odeur sur l’oreiller. Puis un matin, des années plus tard, on se réveille et tout est différent. Les dents se sont enchevêtrées, les yeux sont au bord de la cataracte et l’oreiller est couvert de pellicule. On n’a rien vu venir. La veille pourtant, il nous paraissait que nous étions fous l’un de l’autre. Le temps de faire le deuil de cette histoire, pour ne pas être triste seul, on ne quitte l’autre que quand il est trop tard. Alors, bien souvent, on ne le quitte pas. C’est plus facile comme ça. C’est une entente tacite, entre lui et toi. L’amour est devenu tolérance de l’autre dans notre environnement, dans notre lit. S’il se met à ronfler, tant mieux, je pourrais lui dire de faire chambre à part, que je n’arrive pas à dormir. Cela m’évitera de lui dire que la nuit, je n’ai plus la force de mentir. La nuit est une menteuse, mais je ne le suis pas. Plus jusqu’au lever du soleil. Demain, demain je serai capable d’être à tes côtés à nouveau.
La belle Karen. Elle ne laisse personne indifférent. Indifférente.
Parfois, rarement, on se rend compte de tout. De cet amour qui se délite tranquillement, doucement. De l’eau qui s’infiltre dans le navire. Je la vois, notre histoire , Élise. Je l’aperçois au loin ce naufrage de l’empire que l’on bâtissait. Ma sirène, tu seras bien aux fonds des eaux sombres avec ton père triton. Mais moi tu sais, je suis un pirate. Je te l’ai toujours dit. Jamais je ne descendrai du bateau, et s’il coule alors j’en choisirai un autre. Plus prestigieux, plus solide. Dans les profondeurs de cet obscur océan, c’est l’asphyxie qui me guette.
En désespoir de cause, du haut de mon mât, je lance un dernier cri.
Quand l’homme entre dans ce snack sordide, il accoure à la table. Il n’enlève pas son imperméable. Ça lui donne l’air du pédophile des émissions du soir. Il m’exhibe ses sentiments dans un flot de paroles continu, l ‘immense vague que nous ne surmontons pas.
– Alicia.
Il prononce mon prénom, et éclate en sanglots. Des larmes bruyantes.
Je suis assise sur la banquette d’un snack bar d’autoroute, et j’ai en face de moi un vieil homme qui pleure. Qui tremble. Qui salive. Il tire généreusement les quelques napkins restantes de la boîte en métal sur la table, maintenant vide comme un trou infini, et essuie ses narines dégoulinantes. J’avais tout préparé. Un discours ferme et piquant, et comment il devait arrêter de m’appeler à n’importe quelle heure et comment je ne dirai rien à Élise, mais je ne me dérangerai pas pour Karen. Mais je range mon sabre dans mon sac à dos. Que dire à un vieil homme qui pleure dans une odeur de friture?
– Je suis fou. Complètement fou de t’aimer. Et… je sais, i know you’ll never love me back. But… maybe, let’s just have a try. Just a try.
Je ne le regarde plus. Je ne porte plus mes yeux sur lui pour ne plus l’entendre. Je regarde les camions sur le parking en espérant entendre leurs moteurs, à la place du discours de l’homme en face de moi. Mes yeux changent d’horizon, mais mes oreilles restent plantées là. Je voudrais ne jamais avoir appris l’anglais. Je ne veux pas savoir qu’il ne dort plus, qu’il n’a rien décidé. Qu’il n’a jamais été autant excité. Que la seule pensée de voir un de mes seins le fait bander pendant des heures. Je n’arrive pas à me lever de la table. Plus rien ne bouge. Mon cerveau envoie des signaux au reste de mon corps. Jambes, fléchissez. Mains, frappez. Lèvres, murmurez. Un murmure suffirait à l’arrêter.
– Tu sais, I’ve been thinking about it. Peut-être… nous pourrions faire un échange.
Je ne comprends pas cette dernière phrase. Je ne veux pas être interpellée, mais je le suis. Mes yeux se portent à nouveau sur lui.
– You and me. Karen and Élise.
Sans réfléchir, je m’empare de la boîte vide sur la table et déverse mon vomissement dedans, oubliant que cette boîte n’est pas un contenant fermé. Le liquide atterrit sur la table avant de couler au sol. Je sors en courant, pousse les portes battantes, et finis de répandre mon dégoût sur l’asphalte.
Il n’est pas sorti du snack. J’en profite pour m’enfuir. Je monte dans ma voiture. Je démarre en trombe, pressée de rentrer dans notre maison, me blottir dans la chaleur d’Élise. Et lui dire.
Tu sais, ton père, c’est un ostie de gros vicieux qui se prend pour ce qu’il est pas. Un gros dégueulasse qui a passé ces dernières semaines à me harceler. Et je t’appelle le matin pour t’entendre respirer, pour donner un sens à ma journée. Et imaginer tes lèvres s’humecter pour répondre et dire ‘allô’ ça me file une trique malade. Ton père, c’est pas ton père, t’as que la face en commun avec lui. Il pue. Il pue le pénis mal lavé, les bourses mal dégourdies. Ton père c’est un égoïste lubrique qui fait juste saliver devant des grosses boules. Puis tu veux que je te dise? L’en a rien à crisser de ta belle gueule. Peut-être ben parce que t’es plate comme la luge de ma mère. Ou peut-être parce que t’es la fille de la tienne, et ça sent le réchauffé, le déjà vu. Des goûts et des odeurs qui ne l’intrigueront plus jamais. Puis toi t’as juste ça à faire que de lui courir après. Alors vas-y, cours, mais ton père et moi, on court dans des directions opposés. Et si tu te mets à sa poursuite, je me perdrai dans la forêt. Mais c’est ça que tu voulais, non? Une famille, c’est ça. Des gens chez qui aller dîner le dimanche. Nous, ça suffisait pas. Nous c’était pas assez. Je suis là moi, je suis ta famille. Puis j’aurai pu jouer tous les rôles à la fois si tu m’avais laissée faire.
Mais jouer, c’est plus possible maintenant. Ton père a sali mon innocence. Peut-être qu’il t’a fait retrouver la tienne. Tu n’auras pas d’enfant cette année, tu viens à peine d’en devenir un.
Je sors à l’embouchure suivante. Me perdre sur les routes de campagne. Et pousser assez loin pour trouver l’océan.
Du bord de la côte, je lui écrirai. Je lui dirai que le bateau a sombré sous mes yeux, recelant des trésors étincelants qui n’attendent que de remonter à la surface.
Avant la rouille. Et l’avarie.