J’ai horreur de faire des cartons. Ça me prend toujours une éternité. Je n’ai pas déménagé beaucoup de fois dans ma vie, mais j’ai remarqué que c’est à chaque fois la même chose : j’ouvre un tiroir que je n’avais pas ouvert depuis l’emménagement, je tombe sur des vieilles photos de classe, des petits mots, des pétales séchés, et je passe deux heures et demi à trier un tiroir. En arrivant dans mon nouvel appartement, en général, je mets tout ce contenu dans un tiroir en me disant que je le rangerai plus tard, et je ne l’ouvre pas jusqu’à mon prochain déménagement. C’est l’histoire de ma vie. Quand j’ouvre le tiroir à souvenirs pour déménager, je sais qu’un cycle prend fin, qu’une page se tourne.
Cette semaine, je pars loin. Je trie ma vie. J’ai décidé pour un tas de raisons d’aller vivre dans un autre pays, à l’autre bout du monde, et je me félicite de ne pas être matérialiste et de pouvoir donner le cœur léger la moitié de mes affaires. Le plus douloureux, ce sont les livres. Mais soit, je note tous mes titres sur une feuille et je les rachèterai lentement là-bas. Je n’ai pas les moyens d’offrir à l’ensemble de mes biens la traversée de l’Atlantique. Je me suis autorisée trois valises. Une manière aussi de refaire un point sur ce qui compte vraiment.
Le troisième jour de tri, je me décide à ouvrir le tiroir à souvenirs. Comme prévu, je passe plus d’une heure à m’attendrir sur les photos de mon enfance, en me disant à moi-même comme le temps passe vite. Je trouve une vieille sucette Chupa Chups au goût Coca-cola . Celle que j’ai reçu de la part d’Émile, à 12 ans, pour la Saint-Valentin. J’hésite à défaire l’emballage bleu et à y goûter, par simple curiosité, pour voir à quoi ressemble une sucette donnée par amour, acheté avec l’argent de poche, d’un garçon à une fille qui ne le lui rendra jamais. Je renonce et met la sucette dans la pile à donner, incapable de la jeter pour de bon. Dans le tiroir, je reconnais un gros coquillage beige, aux rayures dorées. Naturellement, je le porte à mon oreille pour entendre la mer. Aucun son. En retournant le coquillage, j’aperçois un papier, plié à l’intérieur. Ma vue se brouille légèrement. Dans mes bras, je sens la circulation de mon sang s’accélérer. Je me souviens. Mes doigts tremblent un peu en pinçant le bout de papier. Une fois déplié, une odeur envahit la pièce. Son odeur. Je n’ai jamais relu sa lettre depuis. J’ai peur, mais je ne peux pas m’empêcher de commencer à lire ses mots, sa belle écriture sur une feuille quadrillée, trouée comme pour être rangée dans un classeur. Je ne sais pas pourquoi je relis ça. J’en ai besoin. Une dernière fois, me sentir proche d’elle.
‘ Sarah,
Je ne pensais jamais te présenter un jour des excuses. Tu m’en as tellement fait baver dernièrement, que je ne croyais pas que ce serait moi qui t’écrirait, là, et te demanderai pardon. Je sais qu’au fond, tu es du même avis que moi : il n’y a pas d’autre solution. Nous serons mieux comme ça.
Je ne pensais pas un jour pouvoir te détester à ce point. Tu sais, je me rappelle exactement la première fois que nous nous sommes rencontrés. J’avais 16 ans, et pendant une récréation, Vanessa m’avait bousculé exprès. J’avais fait tomber ma boîte de gâteaux à terre, et ses amies avaient éclaté de rire. Elle, elle s’était avancé vers moi, comme pour m’aider, et avait finalement écrasé tous mes biscuits avec sa chaussure à semelles compensées. Je suis partie en courant aux toilettes, et je me suis enfermée pendant un cours entier. J’ai entendu les sonneries, mais je n’étais pas prête à sortir. Et puis, tu m’as parlé. T’as dit comme ça ‘ Ne fais pas attention. C’est une pauvre fille. Elle est jalouse parce qu’elle sait que si tu faisais une peu d’effort, tu lui volerais la vedette.’ Tes mots m’ont touchée. Personne ne m’avait jamais dit ça. Personne ne m’avait dit que moi, jeune ado mal dans sa peau du fin fond de la campagne, en enlevant mes capuches et en lavant mes cheveux plus souvent, je pourrais être aussi belle que la plus belle. Nous nous étions rencontrées, et nous n’allions plus nous séparer.
Ce même-jour, le soir, en rentrant chez moi, on a regardé dans mes armoires le linge que maman m’avait offert, mais que je n’avais jamais porté. Jamais osé porter. J’ai essayé quelques tenues. Dans la salle de bain, j’ai aussi emprunté son maquillage. Oh, pas grand chose, un peu de blush par-ci, du crayon par là, et du gloss. Vanessa portait constamment du gloss.
Le lendemain, sous tes conseils, je me suis rendue comme ça au lycée. J’ai très vite vu le regard des gens changer, et je te sentais toi, à mes côtés, fière. Les semaines, les mois qui suivirent, jamais je ne m’étais sentie aussi bien. Beaucoup de personnes qui ne m’avaient jamais adressé la parole jusque là ont commencé à vouloir manger avec moi, m’offrir des cigarettes et m’inviter à des soirées. Tu n’étais pas en reste. Tout ce temps, tu as été ma meilleure alliée, ma confidente, la seule à vraiment me connaître. Pour ce temps, tu le sais, je ne te remercierai jamais assez.
J’avais beaucoup de succès, auprès des garçons du lycée, mais aussi auprès des hommes plus murs. Je sentais que les pères de mes amies n’étaient pas insensibles à mon charme. Mais je ne passais jamais à l’acte. J’étais pétrifiée. Toi, bien sûr, tu m’as encouragée, tu m’as rassurée. Tu m’as poussée aussi beaucoup. J’ai essayé de me convaincre, de me dire que c’était la bonne chose à faire. Tu me disais toujours que pour garder l’admiration des gens, il fallait leur donner ce qu’ils souhaitaient. Alors je le leur donnais, et cela me laissait toujours un goût âpre, une marque sur mon cœur, comme une tache d’encre sur un essuie-tout, qui ne cessait de s’étendre. Tu me disais que c’était normal, que tout le monde se sentait comme ça au fond de lui, mais qu’il ne fallait pas s’attarder sur ça. Qu’il fallait voir tous les gens qui souhaitaient être mes amis, tous ceux qui parlaient de moi.
Mes études avançaient, et j’avais de moins en moins confiance en toi. Mais tu étais la seule à être vraiment là pour moi, je ne pouvais pas me détacher de toi.
Et puis je l’ai rencontrée. Belle Mathilde aux cheveux clairs, la peau légèrement halée, grande et aux épaules carrées. La satisfaction que je n’avais pas trouvé auprès des autres, je l’ai cherchée auprès d’elle. Mathilde.
Ma thilde.
Je ne comprenais pas pourquoi, au détour d’un couloir, mes yeux n’avaient pas pu se détacher d’elle. Toi non plus, tu n’as pas compris, et j’ai rapidement senti que ça te déplaisait. J’étais prise entre vous deux. Mathilde, la magnifique, la douceur incarnée, la tolérance et l’indulgence. Et toi. Toi qui avait toujours été là pour moi, toi qui m’avait tant aimée, tant supportée quand j’en avais eu le plus besoin.
Mais Mathilde était là, dans ma vie, et je n’avais plus besoin de toi. Tu me retenais de vivre ce dont j’avais le plus envie. Mathilde était dans ma vie, et c’était d’elle dont j’avais besoin. Je le sentais au plus profond de moi.
Mathilde. J’écris son nom et j’ai mal. Je t’en veux tellement. Pourquoi as-tu fait ça? Je m’en veux tellement. Pourquoi est-ce que je t’ai laissée faire ça.
Sarah, je ne pensais pas te présenter d’excuses un jour, parce qu’au fond, tu ne les mérites pas à mes yeux. Tu as brisé mon seul véritable amour. Tu as été la personne la plus néfaste pour moi.
Quelques semaines après avoir rencontré Mathilde, j’ai décidé de me débarrasser de toi. Cela m’a demandé beaucoup d’efforts. Tu étais la seule amitié que j’avais connue. Mais tu avais pris trop de place. Il fallait que je t’écarte. Alors, je ne t’ai plus accordée d’attentions. Je ne t’ai plus écoutée. Je ne t’ai plus répondue. Et tu as disparu de la circulation.
Mathilde. Deux merveilleuses années. Jamais je n’aurais cru vivre ça un jour. Personne autour de moi ne l’aurait cru. Mais c’était elle. Ça n’aurait pas pu être une autre que elle. Je l’ai adorée. Plus que tout et tous.
Mais deux ans plus tard, après un énième entretien d’embauche qui n’avait pas fonctionné, je t’ai recroisée. Tu étais douce, plus discrète. Tu m’as fait croire que tu accepterai ma relation avec Mathilde. Et je t’ai crue. À nouveau, nous étions assemblées. Insidieusement, tu m’as reproposé des sorties que j’avais exclues de mes habitudes, des fréquentations que je ne voyais plus. Lentement, tu as repris ce qui t’appartenait.
Subtilement, je n’étais plus celle que Mathilde aimait. Tu m’as pointé du doigt tous les points faibles de notre relation. Tu m’as mis sous le nez l’avenir qui se présentait à moi, qui n’avait rien en commun avec ce que nous avions imaginé ensemble.
Et Mathilde m’a échappée.
Quand je m’en suis rendue compte, il était bien trop tard. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.
Quelques mois après, je t’ai mise hors de ma vie. Définitivement. Je me suis promis que plus jamais je ne t’autoriserai à réapparaître.
Ironiquement, sans toi, et en sachant que Mathilde ne me reviendra jamais, je suis seule. Complètement seule.
Mais comme tu le sais, cela ne va pas durer.
Je ne sais pas si tu iras en enfer, et moi au paradis. Je verrais bien dans quelques heures. Cela me ferait beaucoup de bien, savoir que je ne te recroiserai pas pendant l’éternité.
Mais d’avance, excuse-moi Sarah , car toi, tu n’as rien demandé.
S. ‘
Je replie doucement la lettre. Comme la première fois que je l’ai lue,quand ses parents me l’ont donnée,y voyant une déclaration d’amour, je n’ai pu m’empêcher de pleurer.
Je ne mets pas la lettre dans ma valise. Je pars pour oublier. Je pars pour ne pas penser à Sarah, ma tendre Sarah, si fragile et paumée.
En mettant la lettre dans la pile ‘à jeter’, je pense, moi aussi, excuse-moi Sarah, j’avais pas compris. J’avais pas vu tout ça. Je ne savais pas que ta pire ennemie, c’était toi.