La fermeture

Cent dix-huit, cent dix-neuf, cent vingt-cinq, cent trente…Non. Merde, il faut que je reprenne du début. Elle se tourne vers l’horloge dans le fond de la cuisine, puis me regarde, visiblement fâchée. Elle expire longuement, comme pour calmer ses nerfs. ‘Laisse, je vais le faire’, elle me dit, en frappant sa hanche contre la mienne pour m’éloigner de la caisse. ‘Non, c’est bon, finis de te préparer, je peux le faire’, je proteste. ‘Apparemment non, ça fait trois fois que tu t’y reprends, et j’ai vraiment pas que ça à faire de la soirée.’ Elle me dit ça en comptant les pièces de cinq sous. Elle sait parler et compter en même temps. J’avais déjà remarqué ça, le premier soir où j’ai fait la fermeture avec elle. Cela a de quoi forcer l’admiration. Elle, elle doit me prendre pour une imbécile. Une imbécile qui ne sait pas compter la monnaie, même sans parler. J’observe les pièces tomber de ses doigts pour rejoindre la caisse, une à une. Mon regard glisse le long de ses jambes. Elle tape doucement la pointe de son pied à chaque pièce qui frappe le plastique. C’est peut être ça son secret. Elle compte avec le bas de son corps. Je l’attends.

Quand elle a fini les comptes, elle descend chercher ses affaires dans la réserve. Je la suis. ‘Merde, elle dit, Richard va encore m’attendre’. Je ne réagis pas. Je ne connais pas ce Richard, mais je présume que n’importe quel Richard, ou Claude, ou Yvan, peut bien attendre cinq minutes, dans le froid, pour elle. J’aimerais pouvoir le lui dire, mais ce n’est pas le moment.

‘Ecoute, elle reprend en ramassant son sac à terre, derrière les conserves de poires au sirop, si tu ne t’améliores pas, je vais devoir en parler à Vincent. C’est pas contre toi tu sais, mais, c’est vrai quoi, je peux pas finir à la bourre comme ça tous les soirs.’ Elle se retourne vers moi, et en me regardant droit dans les yeux, un sourire condescendant accroché à ses lèvres roses, elle dit ‘Capisci ?’ Je dodeline doucement de la tête, en essayant de lui renvoyer son sourire. Je n’y arrive pas. Je ne peux pas envisager de perdre ce travail. ‘Bon, je te laisse une semaine avant d’en parler au boss, ok ?’. J’essuie de la manche la larme qui s’apprêtait à couler sur ma joue, et renifle timidement. Elle rit un peu et me prend dans ses bras ‘Allez, fais pas cette tête. Je vais pisser et on se pousse. Enfin libres !’Je ne lâche pas sa main pour remonter les escaliers.

J’attends devant la porte des toilettes. J’entends son urine frapper l’eau du fond de la cuvette. Je reste près de la porte. Quand elle sort, je me précipite à sa suite. Je déboutonne mon jean en vitesse, baisse ma culotte, et pose mes fesses sur la cuvette encore chaude des siennes. Je n’ai même pas envie. Je reste juste quelques secondes, assise là, contre cette chaleur-là, cette moiteur-là. Je voudrais prendre plus mon temps, ne pas sortir de suite, mais je sais qu’elle m’attend. Moins par politesse que parce qu’elle est la seule de nous deux à avoir les clefs. Alors, à contrecœur, j’ouvre la porte. Quand ses yeux croisent les miens, je sais qu’elle se retient de me dire quelque chose du genre ‘Allez, grouille !’. Pour ne pas qu’elle me déteste complètement, je me dépêche de m’habiller.

Je jette un dernier œil à l’horloge quand elle cherche ses cigarettes au fond de son sac. Les cinq dernières minutes ne seront pas payées. Je me doute qu’elle bouillonne à l’intérieur. De ma poche, je sors une Lucky Strike que je lui tends gentiment. ‘Ah merci, c’est sympa. C’est tellement le bordel là-dedans’. Elle désigne son sac en disant ça. Elle me laisse passer devant elle, tire la porte, et ferme les deux serrures à double tour. Elle s’empresse de déposer une bise humide sur ma joue et de lancer ‘Allez, salut !’, en partant.

Je reste là un instant, devant la porte close. Je la regarde s’éloigner. Ses longs cheveux blonds se balancent sur son manteau. Je souris.

Ce soir encore, j’ai réussi. Je vais rentrer seule chez moi, et attendre demain.

Mais demain, c’est lundi, et le lundi, la boulangerie est fermée. Cela me laissera le temps de trouver de nouvelles ruses, parce que le coup de la caisse, elle ne va plus y croire bien longtemps.

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