2 mai

Depuis qu’elle a emménagé dans son nouvel appartement, Leïla a remarqué quelque chose. Pas quelque chose de bizarre. Plutôt quelque chose de particulier. Chaque jour de la semaine, environ à la même heure soit aux alentours de seize heures trente, sa voisine d’en face referme ses rideaux pour une quarantaine de minutes. Le tissu est tellement opaque qu’il est impossible de distinguer quoique ce soit au travers. Nous sommes en plein mois d’août, le soleil est encore présent une grande partie de la journée, et Leïla se demande bien pourquoi une jeune femme, à qui elle ne donne pas plus de vingt cinq ans, s’astreint à cette routine quotidienne. Les premiers jours, Leïla a pensé que sa voisine faisait une sieste, systématiquement à cette heure-là, ce qui aurait justifié la fermeture des rideaux. Mais le neuvième jour de son observation assidue, Leïla a constaté qu’une personne était entrée dans l’immeuble juste avant que la voisine ne referme ses rideaux, et que cette même personne était ressortie du bâtiment alors que les rideaux s’ouvraient sur la chambre de la voisine. Les jours qui ont suivi, Leïla n’a pas manqué de guetter les allées et venues précédant le rituel des rideaux. En très peu de temps, elle constata que des inconnus, jamais les mêmes, entraient dans l’immeuble et en ressortaient pile au moment de l’ouverture et de la fermeture des rideaux de la voisine.
Leïla avait beaucoup d’autres choses à faire à part espionner sa voisine. En réalité, elle écrivait sa thèse de doctorat, plusieurs heures par jour. Son bureau se trouvant face à la fenêtre, c’est de cette manière qu’elle pouvait, sans quitter son poste de travail, être attentive à la vie privée de ses voisins. Seulement, les autres voisins ne l’intéressaient nullement. Non, c’était sa voisine d’en face qui l’intéressait. Et son intérêt ne s’arrêtait pas à l’élucidation du mystère du rituel des rideaux. Bien sûr, c’était ce qui avait avant tout attiré son attention. Mais son intérêt s’était très vite porté sur sa voisine en tant que telle. D’une fenêtre à l’autre, il était impossible de voir si elle était véritablement jolie. Leïla accordait notamment une importance singulière à la peau des filles. Comment savoir de si loin si la peau de sa voisine serait à son goût? Il fallait que Leïla rencontre sa voisine. Et, aussi, il fallait que sa voisine la rencontre.
Mais les visiteurs qui se succédaient chaque jour, dans un appartement dont on avait pris soin de refermer les rideaux noirs, ne laissaient rien présager de bon à Leïla. Ils étaient en fait source d’une grande inquiétude. Entre deux paragraphes de sa thèse, elle venait à imaginer un des inconnus frapper à la porte de la voisine. Celle-ci ouvrirait, vêtue d’un déshabillé noir, avant de dire d’une voix rauque qui se voudrait sensuelle : « Tu peux déposer l’argent sur cette table, et aller te laver au fond à droite pendant que je compte. Ensuite, tu vas dans la chambre à gauche. Les rideaux sont déjà fermés, tu pourras te déshabiller. » Leïla avait assez peu d’imagination, et c’était la seule explication plausible qu’elle avait trouvé à ce rituel des rideaux. Sa voisine devait sans aucun doute vendre son corps.
Pour en avoir le coeur net, Leïla avait décidé de sonner chez sa voisine avant qu’un inconnu ne le fasse, aux alentours de 16h20. Si l’immeuble d’en face était fait comme le sien, l’appartement devait être le 8A. Quand elle appuya sur la sonnette correspondante, la porte s’ouvrit sans que l’interphone ne se déclenche. Que ferait Leïla si la voisine qui la fascinait tant était effectivement une travailleuse du sexe? Ça, Leïla n’en avait pas la moindre idée. Tout dépendrait de sa peau, sans doute.

La jeune fille qui ouvrit la porte portait un jean assez ajusté, ainsi qu’un long débardeur en lin. Leïla se retrouvait finalement face à sa voisine qui, comme c’était assez prévisible pour quiconque à part Leïla, ne vendait pas son corps à des inconnus. C’est la voisine qui parla en premier, ce qui soulagea Leïla de ne pas avoir à trouver quelque chose à lui dire, une excuse vite inventée dans laquelle elle s’emmêlerait immanquablement.
Tu as de la chance, je n’ai pas de rendez-vous aujourd’hui. Enfin, bien sûr, ce n’est pas de la chance. J’avais senti que je devais laisser libre mon 23 août. Je n’avais pas vu pourquoi, ce n’était pas clair. Mais cela arrive souvent, les visiteurs appelés, comme j’aime vous surnommer.
Les visiteurs appelés?
Oui. Tu as senti un appel pour venir jusqu’ici, non? Quelque chose que tu ne saurais expliquer qui t’a amenée ici. Suis-moi.
Leïla suivit l’inconnue dans la chambre aux rideaux fermés, où étaient installés une petite table ainsi que deux chaises. Sur l’invitation de la voisine, Leïla s’assit sur une des chaises. La voisine prit place en face d’elle et se saisit de sa main. Leïla n’osait plus parler. Mais, main dans la main, elle pensa que la peau de la voisine était exactement à son goût.
Je vois, dit la voisine. Tu n’es pas venue pour connaître ton avenir n’est-ce pas?
Euh… non, je ne crois pas.
Pourtant, c’est ce que je fais, une fois par jour, ici, dans mon appartement. Exactement à l’heure à laquelle tu as sonné. Éclairer des inconnus sur ce qui les attend. C’est un don qui me fatigue beaucoup, c’est pour ça que je reçois dans l’obscurité. Mais tu sais déjà tout ça. Je vois que tu connais beaucoup de moi. Ou alors… non, attends, tu ne sais pas encore.
La voisine regarda Leïla dans les yeux et se mit à rire. Leïla sourit, un peu désemparée.
– Tu vois comme la vie est drôle. Moi-même, je ne l’avais pas vu venir. Mais il y a une chose que je peux te dire avec certitude: si tu es venue ici, c’est, très justement, pour connaître ton avenir.

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