Almanésia ( Intégral )

1.

⁃Vous n’êtes pas obligée de tout me dire, Laurence. Je souhaite vous aider. Je ferais de mon mieux. Mais sachez à l’avance que mon travail ne consistera pas à vous faire retrouver vos souvenirs. Il s’agira plutôt de vous aider à vivre sans.

⁃Il n’y a vraiment aucun espoir?

⁃Les probabilités sont très faibles en effet. Je préfère que nous laissions de côté ce mince filet qui relèverait presque du miracle. Si vous souhaitez avancer, il faut partir du postulat que vous ne retrouverez plus jamais la mémoire. J’imagine à quel point ce peut être dur à accepter.

⁃Je ne suis pas sûre que quiconque puisse l’imaginer. J’ai 25 ans, et je n’ai absolument pas la moindre idée de qui je suis. En fait, j’ignorais jusqu’à mon âge avant qu’un interne à l’hôpital ne lise mon dossier à voix haute. Je ne comprends même pas que l’on s’adresse à moi quand j’entends prononcer le prénom de Laurence.

⁃C’est normal. Le prénom fait partie intégrante de l’identité. Il en est même une des bases. Quand vous vous reconnaîtrez dans Laurence, vous aurez déjà bien avancé.

⁃Et si ça n’arrivait jamais?

⁃Ça arrivera. Ça prendra peut être un peu de temps, mais je vous assure que ça arrivera.

⁃Est-ce-que vous pensez qu’avec le temps, je retrouverai une vie normale?

⁃Qu’entendez-vous par ‘vie normale’?

⁃Je ne sais pas vraiment. Être heureuse, ce serait déjà un bon début.

⁃On peut être heureux avec toutes sortes de vies. Alors oui, je pense qu’avec le temps, vous serez à nouveau heureuse.

⁃Vous dîtes ‘à nouveau’. Je ne sais même pas si j’étais heureuse avant.

2.

⁃Quand je me réveille le matin, je me force à remonter le plus loin possible dans mes souvenirs. Je ne parviens jamais à aller au delà de mon réveil à l’hôpital.

⁃C’est normal, Laurence. L’accident a effacé tout ce qui a précédé.

⁃J’essaie de me dire que je suis chanceuse d’être encore en vie, d’être complètement valide. Mais je conclus la plupart du temps que j’aurais préféré perdre un membre contre la conservation de ma mémoire.

⁃Vous n’avez pas seulement perdu votre mémoire. Vous avez perdu votre être profond Laurence. Vous allez devoir être extrêmement forte pour vous reconstruire, mais je sens en vous quelque chose d’inébranlable. J’ai une entière confiance en vous, et dans le travail que nous allons faire ensemble.

⁃Moi aussi, j’ai confiance en vous, Florence.

3.

⁃Sarah et Marc m’ont proposé de me donner les clefs de mon appartement aujourd’hui.

⁃Et qu’avez-vous répondu?

⁃Que je ne savais pas que j’avais un appartement.

⁃Alors, qu’avez-vous ressenti en apprenant cela?

⁃Je crois… Je crois que j’ai eu peur.

⁃Peur? Pouvez-vous préciser avec quelles pensées cette peur était en lien ?

⁃Je ne sais pas comment l’exprimer. Je crois que j’ai eu peur de découvrir des choses de moi dans cet appartement. Des choses… qui ne me plairaient pas nécessairement. C’est-à-dire que chez Marc et Sarah, il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas. Quand je dis ‘chez eux’, je parle de la maison, de la décoration. Même si ce sont mes parents, nous n’étions pas censés avoir les mêmes goûts ou les mêmes centres d’intérêt. Alors, je n’étais pas troublée par les choses qui ne me plaisent pas. Mais dans mon appartement… Je ne sais pas si je suis assez claire, Florence.

⁃Si. Vous êtes très claire, Laurence. Il me semble que l’on peut traduire ce que vous me dites par la crainte de ne pas aimer la Laurence d’avant l’accident. Je me trompe ?

⁃Non. C’est tout à fait ça. Pensez-vous que l’accident a pu changer ma personnalité?

⁃Cela arrive dans certains cas. Mais je n’ai pas la sensation que vous soyez concernée par cela.

⁃Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

⁃Peut être le choix que vous avez fait de ne pas vous faire raconter votre passé par vos proches. Je trouve plutôt saine votre démarche de souhaiter vous découvrir à votre rythme, et de ne pas construire votre identité sur ce que les gens auraient à vous dire de vous.

⁃4.

⁃Hier soir, pour le souper, Sarah avait cuisiné un gratin forézien. Elle m’a dit qu’avant, c’était mon plat préféré.

⁃L’avez-vous aimé?

⁃Beaucoup, oui. Je lui ai demandé si j’avais l’habitude de manger aussi gras, et elle m’a répondu qu’au contraire, je ne m’accordais ce plat que les jours de fête.

⁃Cela vous a semblé cohérent?

⁃Oui, plutôt.

⁃Et qu’en est-il de votre appartement, Laurence? Avez-vous pris une décision?

⁃Oui, je pense y aller demain. J’appréhende beaucoup ce moment, mais dans le même temps, je ne me sens pas à l’aise chez Marc et Sarah.

⁃Savez-vous ce qui vous rend mal à l’aise chez eux?

⁃Je crois que j’ai le sentiment permanent qu’ils attendent quelque chose de moi. Que je me sente chez moi, que je les reconnaisse comme ils me connaissent.

⁃Ce n’est pas le cas?

⁃Non. Enfin, ça n’a rien à voir avec eux en particulier. Ils sont très sympathiques et dévoués. Et j’imagine aussi que ce ne doit pas être facile pour eux. Ils doivent faire le deuil de leur ancienne fille en quelque sorte. Mais je ne me sens pas chez moi. Je me sens comme chez des étrangers.

⁃Y a t il des personnes avec qui vous vous sentez plus à l’aise parmi celles que vous voyez?

⁃Il y a vous. Mais c’est différent car nous ne nous connaissions pas auparavant. Je n’ai pas la sensation que vous attendez quelque chose de moi.

⁃C’est tout?

⁃Oui, je crois… Enfin, non. Il y a Deborah.

⁃Deborah, l’amie qui était avec vous quand l’accident s’est produit, c’est cela?

⁃Oui, c’est elle.

⁃Pouvez-vous exprimer pourquoi vous vous ne sentez pas particulièrement mal à l’aise avec elle?

⁃Non. Je ne le relie à rien.

⁃Avez-vous la sensation qu’elle attend également quelque chose de vous?

⁃Je pense qu’elle le cache mieux que les autres personnes. C’est étrange parce que, paradoxalement, elle me paraît être celle qui souffre le plus de mon accident.

⁃Peut être qu’elle se sent coupable.

⁃Coupable de quoi? Elle ne m’a pas poussée sous la voiture.

⁃Non. Mais elle était là. Je ne dis pas qu’elle a des raisons de se sentir coupable. Simplement, elle doit imaginer qu’elle aurait peut être pu changer le cours des choses. Elle doit revoir en boucle l’accident dans sa tête, et imaginer ce qu’elle aurait pu faire pour l’éviter.

⁃Oui. Vous devez avoir raison, Florence. J’avais mis de côté le fait qu’elle a des souvenirs, elle.

5.

⁃J’étais danseuse. Enfin… ce n’était pas ce qui me faisait vivre, mais je faisais partie d’une compagnie.

⁃Qui vous l’a dit?

⁃Personne. J’ai trouvé des chaussons de danse dans mon appartement. Il y a aussi l’affiche d’un spectacle sur laquelle mon nom apparaît, accrochée au dessus de la table de la cuisine.

⁃Donc vous êtes finalement allée dans votre appartement? Je suis très fière de vous, Laurence.

⁃Merci.

⁃Avez-vous pu faire ce que je vous ai demandé?

⁃Oui. Je vous ai apporté la feuille. Tenez.

⁃Non. J’aimerais que vous me la lisiez si cela vous va.

⁃Oui, mais ce sont des notes prises rapidement. Il n’y a pas beaucoup de lien entre les phrases.

⁃C’est parfait Laurence. C’est ce que je vous avais demandé. Allez y quand vous vous sentez prête.

⁃’La rue. Belle. Ne m’évoque rien. Beaucoup de trafic. Boulevard. J’aimais le mouvement? Digicode. Cage d’escaliers. Je n’aime pas l’ascenseur. Devant la porte : peur. Pas sûre de vouloir. Sensation d’effraction. C’est propre. Lumineux. ‘ Voilà.

⁃Vous n’avez pas continué?

⁃Après cette dernière phrase, je suis allée m’allonger sur le canapé du salon. Je me suis assoupie un moment. En me réveillant, je n’avais pas la force d’écrire à nouveau.

⁃La force physique?

⁃Non. C’était plutôt comme si je n’avais pas envie d’analyser. Je voulais vivre ce moment pleinement. Seule

⁃C’est plutôt bon signe.

⁃Vous croyez?

⁃Je crois que vous avez eu au contraire beaucoup de force d’affronter ça seule. De vous confronter à vous même. De vous plonger dans votre ancienne identité sans concession.

⁃Je n’avais pas vu les choses comme ça.

⁃Avez vous maintenant envie de me parler de la suite de cette visite dans votre appartement?

⁃Je ne sais pas vraiment par où commencer.

⁃Dans quel état étiez-vous à votre réveil?

⁃Bien. J’étais bien.

6.

⁃J’ai l’impression que Sarah et Marc sont contrariés par le fait que j’aille vivre dans l’appartement.

⁃Pensez-vous qu’ils sont contrariés, ou qu’ils sont inquiets?

⁃Oui, peut être qu’ils sont inquiets.

⁃Et ont-ils des raisons de l’être?

⁃Non. Je me suis sentie bien dans cet appartement. Je pense que y vivre pourrait beaucoup m’aider.

⁃Et la chambre?

⁃J’y rentrerais quand je serais prête. Pour le moment, je vais dormir au salon. Le sofa se déplie.

⁃Vous ne redoutez pas d’être seule la journée?

⁃Non. Au contraire. J’aime savoir que personne ne m’épiera à mon réveil en essayant de lire sur mon visage les traces du retour de ma mémoire.

⁃Vous n’avez pas peur de vous ennuyer?

⁃Vous savez Florence, j’ai beaucoup de travail au quotidien. Ce n’est pas de tout repos que de redécouvrir qui on est.

⁃Laurence, je suis impressionnée. Votre volonté est belle à voir. Je crois que nous sommes sur le bon chemin.

7.

⁃Ca fait un moment que vous ne m’avez pas parlé de vos amis, Laurence.

⁃Oui, je les revois petit à petit. Je n’aime pas voir trop de personnes dans la même semaine. Il n’y a que Deborah.

⁃Quoi, Deborah?

⁃Deborah que je vois régulièrement.

⁃Voulez-vous m’en parler?

⁃Je ne sais pas. J’ai à son sujet une sensation très étrange. Comme si… comme si je devais garder secrètes nos rencontres.

⁃Parce qu’il se passe quelque chose de particulier quand vous vous rencontrez?

⁃Non pourtant. Absolument rien. Elle me parle de sa vie, de son travail, nous regardons des films.

⁃Vous a-t-elle révélé des choses au sujet de l’ancienne Laurence?

⁃Non. Elle vient parfois confirmer certains détails. Mais elle ne révèle rien d’elle-même.

⁃Quel genre de détails?

⁃Et bien, par exemple, l’autre jour, nous sommes tombées à la télévision sur ‘L’année dernière à Marienbad’. Ce film m’a beaucoup touchée. Elle m’a alors fait savoir que c’était un de mes films préférés avant l’accident.

⁃Vous signale-t-elle également les éléments qui diffèrent de l’ancienne Laurence?

⁃Je ne sais pas. Enfin, elle m’a dit l’autre jour que je n’avais pas changée. Elle a dit ‘Tu n’as pas changée, pourtant, tout est différent’.

⁃Qu’est-ce-que cela vous a évoqué?

⁃J’ai réalisé qu’elle pouvait dire ça parce qu’elle a un point de comparaison. Que la vie semble différente à tous les gens que je côtoyais, alors que c’est la seule vie que je connaisse.

8.

⁃Je ne vous ai jamais vue habillée comme ça, Laurence. Cela vous va très bien, mais m’apparaît comme un changement de style vestimentaire.

⁃C’est vrai. Non, en fait, ce qu’il s’est passé, c’est que j’ai pour la première fois décidé de fouiller dans mon dressing. Jusqu’à présent, je mettais les habits que mes parents avaient sélectionnés pour moi, mais ils ne me plaisaient pas réellement.

⁃Je vois. Avez-vous entendu ce que vous venez de dire Laurence?

⁃J’ai dit que j’ai décidé de choisir mes propres vêtements.

⁃Non, il ne s’agit pas du fond, mais de la forme. Vous avez dit quelque chose de très fort. Réfléchissez un instant.

⁃J’ai dit… J’ai…Non, je ne vois pas. Désolée.

⁃Vous avez parlé de Marc et Sarah en les appelant vos ‘parents’.

9.

⁃Je sens au fond de moi que quelque chose nous éloignait.

⁃Qu’est-ce-qui vous fait dire ça?

⁃Je ne sais pas exactement. Des détails, qui sont peut être des concours de circonstances. Comme par exemple, les vêtements qu’ils avaient mis dans ma valise. Sur toute ma garde-robe, ils ont choisi ceux que je trouve le plus immonde. Et puis, je sens à leurs réactions qu’ils ne connaissent pas les amis dont je leur parle.

⁃Leur avez-vous posé des questions à ce sujet?

⁃Non. Je préfère ne pas en parler. J’imagine qu’il y avait un désaccord entre nous. Peut être même que nous n’étions plus véritablement en contact. Alors, si l’accident nous a permis de nous retrouver, tant mieux. Mais, je me demande parfois si j’ai fait quelque chose de mal.

10.

– Comment ça se passe pour vous à l’appartement, Laurence?

– Plutôt bien, je crois.

-Vous croyez?

-Disons que dans l’ensemble, ça se passe bien. Mais… je ne suis toujours pas entrée dans la chambre.

-Dormez-vous toujours sur votre sofa?

-Oui. Je m’y sens bien. Je ne ressens pas vraiment le besoin d’aller dans la chambre.

-Vous n’en ressentez pas le besoin ou bien…

-Oui, vous avez raison, Florence. J’ai peur d’aller dans la chambre.

-Savez-vous ce qui vous fait si peur dans le fait d’entrer dans la chambre.

-Non. Enfin, j’imagine que j’ai peur de l’intimité.

-L’intimité de la chambre? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Laurence.

-L’intimité. Comment expliquer… La chambre, vous savez, c’est un endroit intime. Il y a la chambre d’hôpital, qui était un endroit presque public, où tout le monde me faisait des visites. Mais la chambre d’un appartement, ce n’est pas une place où l’on invite tous ses amis, non?

-Ça dépend du rapport que vous entretenez avec vos amis. Mais, je vous l’accorde en théorie, la chambre est plus un espace intime qu’un espace social.

-C’est ça. J’ai toujours été dans des espaces sociaux depuis mon réveil. Chez mes parents, la chambre qu’ils m’ont donné était une chambre d’amis, une chambre de passage. La chambre de mon appartement, c’est différent.

-Votre chambre?

-Oui. Oui, ma chambre.

11.

– Cette nuit, j’ai fait un cauchemar.

-Est-ce que vous voulez m’en parler?

-Non. Enfin, oui, je pourrais vous en parler. Mais je ne m’en souviens pas. Je sais juste que je me suis réveillée en sursaut, très angoissée.

-Faites-vous souvent des mauvais rêves?

– Non. C’est assez étonnant d’ailleurs, non? J’imagine qu’une personne dans ma situation devrait en faire plus régulièrement.

– Vous savez, votre corps est très fatigué, Laurence. Il se peut que votre inconscient dupe votre corps avec des rêves très tranquilles pour que vous restiez endormie et reprenez de vos forces. C’est une des fonctions de l’inconscient que de garantir à votre organisme des conditions de fonctionnement convenables.

– Je ne dois donc pas m’inquiéter?

-Si cela reste exceptionnel, et que vous ne vous souvenez pas de vos rêves, cela ne sert à rien de vous rajouter une angoisse supplémentaire. Par contre, si cela devient récurrent, il faudra effectivement que nous commencions à se pencher sur le problème.

12.

– Avez-vous bien dormi cette nuit, Laurence?

– Oui.

-Pas de cauchemar à l’horizon?

– Non, je ne crois pas.

– Vous m’avez pourtant l’air assez fatiguée. Plus qu’hier en tous cas.

– J’ai eu le sommeil agité, c’est vrai. Je me suis réveillée à plusieurs reprises, mais je ne pense pas que c’était à cause de cauchemars. Je crois qu’il y avait du tapage dans la rue sur laquelle donne mon salon.

– Vous êtes vous levée pour vérifier ce qu’il se passait.

– Non, j’avais trop peur.

– Peur? Est-ce que vous entendiez des bruits qui laissaient présumer de violences dans la ruelle, Laurence?

– Je ne sais pas. Des personnes criaient. Mais je n’arrivais pas à discerner s’il s’agissait de cris de joie ou de cris d’alerte. J’aurais dû réagir, je sais, mais j’étais paralysée. Je suis restée clouée au lit, et par la suite, je me suis réveillée à plusieurs reprises.

– C’est important que vous trouviez un endroit calme pour vous reposer. Surtout si vous souhaitez qu’on diminue votre médication.

– Je sais. Je vais envisager une solution.

13.

– Laurence, je me suis inquiétée. Pourquoi avez-vous souhaité avancer notre rencontre aussi tôt? Avez-vous refait des cauchemars?

– Non. Je n’ai presque pas dormi. Hier soir, je me suis couchée au salon, comme d’habitude. À peine étais-je endormie que déjà, du bruit de la rue me réveillait. Je me suis levée pour regarder à la fenêtre ce qu’il se passait. Mais, il n’y avait rien Florence. Absolument rien. La rue était complètement déserte. C’était dans ma tête.

– Pas forcément. Les sons venaient peut-être d’un endroit de la rue qui ne vous était pas visible.

– Non. J’ai ouvert la fenêtre. Rien. J’ai entendu une voiture passer au loin. La nuit était calme et muette.

– Les personnes qui faisaient ses bruits étaient sans doute rentrées dans un immeuble, ou dans leur voiture.

– Non. Vous ne comprenez pas, Florence? C’était dans ma tête. Tout était dans ma tête. Mon inconscient m’a réveillé.

– C’est ce que vous croyez, Laurence?

– Vous, vous ne me croyez pas, n’est-ce pas? Je n’aurais pas dû vous dire ça. Maintenant, vous allez me prendre pour une folle, comme tous les autres.

– Attendez, Laurence. Vous ne pouvez pas partir comme ça. Nous n’avons pas encore fait la séance.

– Je suis fatiguée. Désolée de vous avoir dérangée. Je vous vois demain.

14.

– J’ai honte, Florence. Je ne sais pas pourquoi je me suis énervée de la sorte. Je tiens à vous présenter mes excuses. J’étais une boule de nerfs, j’ai réagi trop brusquement. Me pardonnez-vous?

– Bien sûr, Laurence. J’aimerais juste essayer de comprendre ce qui vous a poussée à réagir de la sorte. Je pensais que nous avions établi un rapport de confiance, vous et moi.

– Oui, c’est vrai. Vous avez raison. J’ai confiance en vous. J’ai simplement eu peur que vous me jugiez.

– Mais pourquoi? Est-ce que je vous ai donné le sentiment d’être jugée auparavant, dans une précédente séance?

– Non. Non, absolument pas. En fait, vous êtes la personne en qui j’ai le plus confiance. Parce que, si vous savez quelque chose de moi, de celle d’avant je veux dire, vous le cachez vraiment bien.

– Je ne sais rien, Laurence. Je n’ai rien besoin de savoir de vous pour vous aider dans votre démarche. Je ne sais pas de mes patients que ce qu’ils veulent bien me dire d’eux. Je n’ai aucun moyen de vérifier. Pour vous, c’est identique. Je vous fais une confiance absolue, Laurence.

– Moi aussi. Je vous assure. Je m’en voudrais beaucoup que vous pensiez désormais que je n’ai pas confiance en vous. Mais, ce que je disais hier n’avait pas de sens, c’était décousu, j’ai eu peur.

– Détrompez-vous. Ce n’était pas aussi décousu que vous le pensez. Avec ce que je vous avais dit sur une des fonctions de votre inconscient, il est normal que vous ayez envisagé la possibilité que votre inconscient crée des situations pour vous faire avancer. En réalité, c’est même très probable. C’est le cas pour la plupart d’entre nous.

– Alors, je ne suis pas folle?

– Non, Laurence. Vous n’êtes pas folle.

15.

– Il y a quelque chose dont j’ai oublié de vous parler hier, Florence. Je voulais attendre que nous nous soyons expliquées, et finalement, je n’ai pas abordé le sujet.

– Je vous écoute.

– Vous savez, l’autre nuit, après avoir vu qu’il n’y avait personne dans la rue et avoir pensé que c’était un piège de mon inconscient, j’ai déduit qu’il était temps que je rentre dans la chambre.

– En pleine nuit?

– Oui, ça ne pouvait plus attendre. C’est étrange, le jour, je n’y pense pas vraiment. Mais la nuit, c’est devenue une urgence. Je ne pouvais plus me rendormir au salon.

– Y êtes-vous rentrée?

– Oui.

– Je suis désolée de ne pas avoir su créé l’environnement pour que vous puissiez m’en parler plus tôt.

– Ce n’est rien. Je devais sûrement avoir besoin d’un peu de temps avant de vous en parler.

– Et maintenant, êtes-vous prête à me parler de la chambre, Laurence?

– Je ne sais pas. Je pense qu’au fond, c’était à cause de ça que j’étais aussi nerveuse l’autre matin. Pas à cause des voix imaginaires. Mais à cause de la chambre. Cette chambre qui est censée être la mienne.

– Si vous avez besoin de m’en parler, je suis là pour vous. Vous pouvez me dire quand vous voulez ce que vous y avez vu, ce que vous avez ressenti… ce que vous voulez, et nous partirons de là.

– Il y a quelque chose que je veux vous dire. Mais pour aujourd’hui, je ne veux pas que nous travaillons sur ça.

– Allez-y.

– Dans la chambre, il y avait une photo. C’était une photo de moi, et j’étais avec un homme à mes côtés.

– Cet homme, vous savez de qui il s’agit?

– Non. Aucun de mes amis ne lui ressemblent. Mais sur la photo, j’ai l’air bien. Je souris. J’ai l’air heureuse.

16.

– Je vous ai amené la photo, Florence.

– La photo?

– La photo de moi, avec le jeune homme.

– Pourquoi ça?

– Je ne sais pas, je voulais votre avis.

– Mon avis à quel sujet?

– J’aimerais savoir si vous le trouvez beau.

– Et vous, Laurence, le trouvez-vous beau?

– Je ne crois pas. En réalité, je ne sais pas qui pourrait le trouver beau. Il est plus petit que moi, ses bras sont courts, et il semble maladroit. Ses dents se chevauchent beaucoup, sa mâchoire semble décalée. Ses sourcils ne sont pas symétriques.  Et il souffre visiblement de calvitie. Vous voulez voir la photo?

– Je ne sais. Vous me le décrivez assez bien. Vous n’avez pas l’air d’avoir besoin de mon avis pour savoir s’il est beau ou non. Et puis, ces choses-là, c’est bien subjectif, Laurence.

– Je sais. En fait… Je voudrais votre avis à un autre sujet.

– Je pense que je me doute de ce dont il s’agit. Mais allez-y, dites-moi, Laurence.

– J’aimerais savoir si, selon vous, nous avons l’air d’un couple.

-Vous, qu’en pensez-vous?

– Ce serait étrange. Je le trouve laid, et je ne ressens rien devant cette photo. Je ne le regarde pas lui, je me regarde moi.

17.

– Hier, j’ai passé l’après-midi avec Deborah. Cela faisait quelques jours que nous ne nous étions pas vues. Ça m’a fait beaucoup de bien.

– Lui avez-vous posé des questions à propos de la photo.

– Justement, je voulais vous parler de ça, Florence. Vous savez, j’avais dit que je ne demanderai rien à personne, pour n’avoir aucune influence. Mais parfois c’est très dur de ne plus savoir qui l’on est, d’avoir tant à reconstruire. Je sais bien que vous faites de notre mieux pour que nous avancions. Pour que j’avance. Seulement, certains jours, je n’ai pas la force d’avancer sans outil. Je me sens nue.

– Vous n’avez pas à vous justifier, Laurence. Ce que vous vivez est extrêmement difficile.

– Je vois des reportages à la télévision, je regarde les actualités. Il y a tant de gens qui subissent des horreurs inimaginables, qui meurent chaque jour dans des circonstances horrible. Et moi, je me plains d’être en vie. Je ne veux pas être cette personne.

– Vous ne vous plaignez pas. J’entends votre douleur. Moi aussi, dans ma vie personnelle, je me plains parfois de choses qui m’arrivent. Et quand je pense à vous, je me dis que ma douleur n’est rien comparée à la vôtre. Car je sais qui je suis, et je suis ‘outillée’ , comme vous dites, pour faire face. Et alors, je pense que vous êtes une jeune fille extraordinaire et épatante.

– Vous le pensez vraiment?

– Bien sûr. Je vous l’ai dit et répété: ici, c’est un espace de vérité. Je ne vous dirais pas quelque chose que je ne penserai pas.

– Aujourd’hui, vous devez être bien déçue de me voir si lâche.

– Au contraire, Laurence. Je suis rassurée. Je vous trouve d’autant plus humaine. L’essentiel dans votre cas, c’est de ne pas perdre de vue vos objectifs. Vous pouvez souffrir démesurément une journée, ne pas avoir envie d’avancer, demander des indices. Mais cela ne doit pas durer. Vous devez vous reprendre en main pour rester fidèle au peu que vous connaissez de vous.

– Vous avez raison, je crois que j’étais un peu déprimée aujourd’hui. Ce que vous dites me fait beaucoup de bien. J’avais besoin d’entendre que j’étais en droit d’être plus faible certains jours.

18.

– Finalement, nous nous sommes éloignées de notre sujet hier, Laurence. Souhaitez-vous me parler de votre rencontre avec votre amie Deborah?

– Oui. J’aimerais vraiment.

– A-t-elle reconnu le jeune homme sur la photo?

– Je ne la lui ai pas montrée. Je ne souhaitais pas la confronter de manière si vive. Je ne sais pas qui est cet homme.

– Mais, j’avais cru comprendre que vous aviez abordé le sujet avec elle.

– C’est exact. Nous avons passé une bonne après-midi ensemble, et le soir, nous avions prévu d’aller au cinéma. Dans la file, il y avait plusieurs couples d’amoureux. Je me suis servie de ça pour lui demander si, avant l’accident, elle avait connaissance de ma vie sentimentale.

– C’est votre meilleure amie. Vous avez imaginé que si quelqu’un était dans votre vie, elle devait être au courant.

– Oui. Je lui ai demandé si j’étais en couple avant l’accident.

– Que vous a-t-elle répondu.

– Rien. Elle a entendu la question, n’a donné aucune réaction.

– Avez-vous insisté?

– Je n’ai pas pu. Elle est partie. En fait, elle n’a rien dit, elle ne m’a pas regardé. Elle a reçu un coup de fil, a répondu, et m’a annoncé qu’elle ne pouvait pas m’accompagner pour la séance, qu’elle devait partir, que c’était urgent. Alors, je n’ai pas osé la retenir pour ça.

– Allez-vous la questionner à nouveau à ce sujet?

-Je ne sais pas. En fait, vous allez peut-être dire que je me fais des idées, mais je crois qu’elle était mal à l’aise face à mes questions. Pour tout dire, je ne crois pas qu’elle ait véritablement reçu un coup de téléphone. Je crois qu’elle a juste mis ça en scène pour ne pas passer le reste de la soirée avec moi.

– Cela vous blesse?

– Non. Un peu. En réalité, c’est surtout que je ne comprends pas sa réaction.

19.

– Le geste de Deborah m’a trop intriguée. Il fallait que je sache. J’ai donc posé la question hier à mes parents.

– À savoir, si vous étiez en couple avant votre accident?

– Oui. Je n’ai pas parlé de la photo. J’ai simplement posé la question, un peu détachée, comme si ça n’importait pas. Mais, leur réaction a été similaire à celle de Deborah. J’ai senti une grande gêne. Mon père n’a rien dit, et ma mère m’a rapidement demandé pourquoi je posais cette question, si des souvenirs m’étaient revenus, si quelqu’un m’avait parlé de quelque chose.

– Diriez-vous qu’elle espérait que des souvenirs vous soient revenus.

– Étrangement, je dirais qu’elle s’inquiétait que des souvenirs me soient revenus.

– Comment avez-vous réagi?

– J’ai menti. J’ai dit que des souvenirs m’étaient revenus d’un jeune homme. Et j’ai décrit l’homme des photos.

– Je croyais que vous vouliez un environnement de vérité absolue.

– C’est vrai. Mais, je sens qu’on me ment. Il n’y a pas une expression qui parle de prêcher le faux pour savoir le vrai? C’est ce que j’ai fait.

– Pourquoi est-ce que les gens autour de vous vous mentiraient, Laurence.

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Leur avez-vous parlé de votre sentiment? Leur avez-vous dit que vous aviez l’impression qu’ils vous cachaient quelque chose?

– Non. Je n’ai rien dit parce que, quand j’ai décrit l’homme des photos, ma mère a immédiatement dit qu’il s’agissait d’Olivier. Et que, en effet, nous étions en couple avant l’accident. Mon père lui a dit qu’elle n’avait pas à me dire ça. Et ma mère lui a répondu que ce n’était pas elle qui me dévoilait une information, mais bien moi qui avais demandé à savoir.

20.

– Est-ce que vous voulez reporter la séance à demain, Laurence? Vous n’avez pas l’air bien.

– Non, ça va. Je suis juste vraiment fatiguée, mais j’ai besoin de vous parler.

– Avez-vous mal dormi? De nouveaux bruits se sont fait entendre dans la rue?

– Non, ce n’est pas ça. C’est juste que j’ai continué à penser à Olivier, et je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit.

– À quoi pensiez-vous?

– Eh bien, moi, je ne me souvenais pas de lui. Je ne m’en souviens toujours pas d’ailleurs. Mais lui, pourquoi est-ce qu’il n’est toujours pas venu me voir? Pourquoi ne m’a-t-il jamais contactée depuis que je suis réveillée?

– Je ne sais pas. Étiez-vous toujours ensemble avant l’accident?

– Ma mère m’a dit que selon elle, nous étions encore ensemble.

– Peut-être aviez-vous caché votre rupture à votre mère?

– Oui, peut-être. Mais, même si nous étions séparés, pourquoi n’est-il jamais venu me voir? Je me suis demandée toute la nuit quelle chose horrible j’avais pu bien faire pour que la personne avec qui j’ai partagé une vie de couple pendant plusieurs mois ne veuille pas prendre de mes nouvelles après un si grave accident.

– Vous aimeriez le voir, Laurence?

– Non. Non, j’aimerais… j’aurais souhaité que lui veuille me revoir. J’aurais été rassurée.

– Rassurée à quel sujet?

– Vous ne comprenez pas, Laurence? Je suis sans aucun doute un monstre.

21.

– Je ne sais pas si j’ai bien fait. Je commence à avoir des angoisses. Cette nuit, je pense même avoir fait de la fièvre tant j’étais inquiète.

– La rencontre est prévue pour quand?

– Cet après-midi.

– Si vous ne vous sentez pas prête, vous pouvez annuler. Je ne pense pas que qui que ce soit vous le reproche.

– Oui, j’y ai pensé. D’autant que Deborah ne pourra pas être présente.

– Vous lui aviez demandé de vous accompagner?

– Oui. Je me suis dit que cela me rassurerait. Et puis, elle connaît Olivier. Ils se sont croisés à plusieurs reprises, dans différents évènements si j’ai bien compris. Ils n’étaient pas proches, mais, cela me mettrait à l’aise qu’elle soit près de moi.

– Vous dites que vous avez besoin d’être rassurée. Laurence, quelle serait la pire chose qui pourrait arriver lors de votre rencontre avec Olivier?

– Qu’il soit méchant avec, parce que je l’aurais été avec lui. Qu’il me dévoile une partie de moi dans laquelle je ne me reconnaitrais pas, qui me décevrait. Qu’il ne sache pas cacher ses sentiments de rancoeur.

– Bien. Maintenant, imaginez que vous ne lui avez absolument rien fait de mal, et qu’il ne souhaitait pas vous voir parce que c’était trop dur pour lui de voir la Laurence qu’il a toujours connue ne pas le reconnaître. Est-ce que ce scénario vous angoisse également?

– Non, je ne crois pas.

– Laurence, je ne vois pas l’avenir. Mais en étant rationnelle, il y a plus de chances pour que le ce soit en effet le deuxième scénario qui se produise. Détendez-vous. Et n’hésitez pas à me téléphoner par la suite si vous êtes trop troublée.

22.

– Je me suis une peu inquiétée, je pensais que vous appelleriez. Ensuite, je me suis rappelée que nous n’avions pas convenu d’un rendez-vous téléphonique. Cela m’a rassurée. J’ai pensé que votre rencontre avec Olivier s’était bien passée. Je me trompe?

– Non, ça a plutôt bien été. Enfin, étrangement, il ne s’est rien passé de particulier.

– Qu’avez-vous fait ensemble? Voulez-vous m’en parler?

– Oui, mais j’ai l’impression qu’il n’y a rien à raconter.

– Vous pouvez juste me décrire votre après-midi.

– Il est venu me chercher chez mes parents après le déjeuner, et nous sommes allés dans un café. Quand il a salué, Sarah, elle a eu un rire nerveux. Je pense qu’elle était plus inquiète que moi. Mon père lui a à peine dit bonjour. Je ne sais pas s’ils s’entendent bien.

– Et vous, qu’avez-vous fait en le voyant?

– Je l’ai salué, comme toutes les autres personnes que je croise, et qu’on me présente. C’était un inconnu parmi d’autres. Ce qui m’a un peu troublée, je dois avouer, c’est sa manière à lui de me saluer. J’ai eu l’impression d’être une parfaite inconnue pour lui aussi. Je crois que j’étais un peu déçue de réaliser qu’il n’était pas si renversé.

– C’est votre interprétation, Laurence. Peut-être était-il… renversé, comme vous dites. Mais qu’il vivait cela intérieurement, sans signe démonstratif.

– Bien sûr. Je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il s’évanouisse. Ce n’est pas ça. Simplement, je n’ai pas senti que j’étais une personne si spéciale pour lui. Au début, il était un peu mal à l’aise. Mais très vite, il me racontait un tas de choses. Il n’a pas parlé de notre histoire. Il a beaucoup parlé de lui, de son travail d’ingénieur informaticien pour la mairie. Il était peut-être dans la séduction à certains moments. Mais cela ne m’a pas touchée.

– Lui avez-vous posé des questions?

– Non, je n’ai pas osé. Mais je le revois ce soir. Nous allons au restaurant. Un de mes préférés, selon oui. Je voudrais profiter de la sortie pour lui demander plus d’informations sur notre relation.

– Laurence, je ne sais pas vraiment comment poser ma question mais… le revoyez-vous parce qu’il vous attire.

– Ah non! Pas du tout. Il a même quelque chose de dégoutant à mon avis. Je le revois pour comprendre pourquoi j’étais en couple avec lui. Parce que, pour le moment, je ne vois aucune raison.

23.

– Les gens de mon entourage n’aiment visiblement pas les questions.

– Dois-je comprendre que vous n’avez pas obtenu les réponses que vous étiez allée chercher hier?

– Exactement. Florence, je suis perdue.

– Comment ça?

– Je ne sais plus qui je suis. Vous allez me dire que c’est normal étant donné mon accident. Ce n’est pas à ça que je fais allusion. Ces dernières semaines, je commençais à trouver une cohérence dans ma personnalité. J’étais enthousiasmée par la personne que j’étais. Et Olivier a soudainement fait son apparition dans ma vie. Il n’a rien à voir avec tout le reste. Il est très gentil, il a beaucoup d’humour. Mais je n’arrive pas à trouver un point commun, un centre d’intérêt que nous partagions. Hier, je lui parlais de mes amis, des danseurs de ma compagnie, et il ne semblait pas les connaître. Pourtant, il m’a appris que nous avions passé près de deux années ensemble. Quand je lui ai demandé pourquoi il n’était jamais venu me voir, depuis des mois, il a juste répondu «  C’était tellement dur, Laurence. » Il n’a rien dit de plus. Il est passé à un autre sujet, sans tenir compte de moi, de ce que je pouvais ressentir. Florence, est-ce que j’ai pu changer à ce point? Jamais je ne pourrais être avec un homme comme lui. Jamais.

– Pensez-vous que c’est ce qu’il attend?

– Peut-être. Je crois qu’il voulait monter chez moi hier soir, après notre dîner. Mais j’ai refusé. Je ne ressens aucun désir pour lui.

– On peut changer, Laurence, en effet. Beaucoup de couples se séparent après que l’une des deux aient traversé un coma. C’est encore très mystérieux, cette aventure, mais la personnalité peut grandement évoluer.

– Qu’est-ce que je fais, Florence? Je ne veux pas lui briser le coeur. Mais je n’ai aucun intérêt pour Olivier.

– Ça va être difficile, mais il va falloir lui parler.

24.

– Hier, vous m’avez dit que vous ne ressentiez aucun désir pour Olivier. Je crois que nous sommes prêtes à aborder cette question, Laurence.

– La question est toute réglée, je vous l’ai dit. Il ne m’attire aucunement.

– Oui, j’ai bien compris. Mais j’aimerais que nous parlions de votre désir en général. Qu’est-ce qui vous fait sourire comme ça?

– Je crois que je ne vois pas ce dont vous voudriez que je vous parle. Depuis mon réveil, le désir est le grand absent de ma vie. Je ne sais pas si j’étais vraiment sexuée avant, mais là, plus rien ne se passe.

– J’imagine en effet que vous n’avez aucune activité sexuelle. Mais, peut-être faites vous des rêves? Ou bien, certains films aiguisent votre curiosité?

– Désolée Florence, je n’ai rien de croustillant à vous mettre sous la langue. La machine est brisée.

– Qu’avez-vous vous dit?

– Que je n’ai rien de croustillant à vous mettre sous la dent.

– Non, je ne crois pas. Il me semble que vous avez dit ‘vous mettre sous la langue’.

– Ah oui?

– Voyez, la machine est loin d’être brisée. Votre cerveau fonctionne toujours. La langue est un important organe sexuel. Je crois que c’est Boris Vian qui a dit «  La langue est un organe sexuel dont on se sert occasionnellement pour parler. »

– Eh bien moi, je ne me sers de ma langue exclusivement pour parler.

– En ce moment, oui. J’aimerais que vous pensiez à cela ce soir, en vous couchant, Laurence. Le corps et l’esprit sont tellement liés, qu’éventuellement, en travaillant un peu plus sur votre corps, nous aiderions votre esprit.

25.

– Je n’ai pas fait mes devoirs, Florence.

– Vous n’avez pas pu ou vous n’avez pas voulu?

– Sûrement un peu des deux. En fait, Olivier m’a appelée. J’étais vraiment décidée à lui parler. Lui dire que c’était mieux de ne pas nous revoir. Je voulais lui faire savoir que je savais à quel point la situation devait être difficile pour lui, mais que je ne pouvais pas me forcer.

– Je pense en effet que c’était la chose à faire. J’ai d’ailleurs à ce sujet quelque chose d’important à vous dire. Mais vous voulez peut-être me raconter d’abord comment cela s’est passé?

– En fait, quand j’ai abordé le sujet avec Olivier, cela a paru le soulager. Il a été tellement compréhensif. Il m’a fait rire et m’a changé les idées. Tellement que nous avons passé la soirée à discuter au téléphone. En fait, il m’a dit lui même que l’idée de faire l’amour avec moi l’angoissait. Je lui ai demandé pourquoi, et il a répondu que j’étais très demandante. Je ne l’avais pas en face de moi, alors j’ai commencé à imaginer des choses et…oui, je crois que j’ai ressenti du désir.

– Laurence, allez-vous revoir Olivier?

– Ce serait une belle manière de travailler mon corps et mon esprit, non? J’ai l’impression qu’il détient un secret de mon identité que je veux percer. Je l’ai invité à passer la soirée chez moi demain.

– Vous êtes sûre de vous?

– Oui. J’ai besoin de savoir. Et vous, que vouliez-vous me dire, Florence?

– Moi?… Je voulais vous parler de… voyons…nous avez répondu à mes questions.

– Vous allez bien?

– Oui, hum… En fait, je vais devoir mettre un terme à notre séance d’aujourd’hui, Laurence, si cela vous convient. J’ai plusieurs affaires urgentes à régler, et cela m’empêche d’être complètement à vous.

*****

– La situation m’est inconfortable.

– Je sais, Florence.

– Qu’attendez-vous de moi, au juste?

– Je ne sais pas.

– Je peux vous faire une suggestion?

– Allez-y.

– Je pense que vous attendez de moi d’effacer les derniers mois. Je pense que vous attendez de moi de rembobiner.

– Comment ça?

– Je pense que vous attendez de moi que je vous fasse revenir avant l’accident.

– Peut-être, oui.

– Pas seulement vous, mais Laurence aussi.

– Évidemment. Laurence, c’est Laurence qui a tout subi.

– Et vous?

– Moi, quoi?

– Vous, n’avez-vous rien subi?

– Je ne veux pas parler de moi. Je ne suis pas venue vous voir pour ça. Je ne souhaite pas de thérapie. De toutes manières, je trouverai ça malsain.

– Pourquoi?

– Vous ne pouvez pas soigner Laurence, et me voir moi en même temps.

– Vous savez, je ne soigne pas Laurence. J’essaie de l’aider à trouver qui elle est vraiment, son moi profond.

– Ah oui? Eh bien, vous le faites mal. Elle s’éloigne chaque jour un peu plus de son moi profond.

– Écoutez bien. Je n’ai pas dit que je l’aidais à retrouver qui elle avait été, mais à trouver qui elle est. Maintenant. Que cela plaise ou non à son entourage.

– C’est ça que vous ne voulez pas comprendre. Ce n’est pas qui elle est, et cela plaît bien trop à son entourage.

– Je ne peux pas vous aider si vous ne m’en dites pas plus.

– Je ne veux pas que vous m’aidiez moi, je veux que vous l’aidiez elle.

– On met rarement les pieds dans le bureau d’un psy pour aider une autre personne.

– Arrêtez de me parler comme ça. Je ne suis pas une de vos patiente amnésique. Je n’ai pas besoin de vous.

– Alors pourquoi m’avez-vous contactée? Vous aviez l’air paniqué. Vous m’avez inquiétée. J’ai mis fin à une séance avec Laurence parce que vous m’avez dit que c’était urgent.

– C’est urgent! Laurence… Vous ne devez pas laisser Laurence voir Olivier.

– Je ne dis pas à Laurence ce qu’elle doit ou ne doit pas faire. Je l’aide à traverser ses émotions, ses sentiments, et à vivre avec.

– Vous voulez dire que Laurence a des sentiments pour lui? C’est ce qu’elle vous a dit?

– Je ne peux rien vous dire, désolée. Posez-lui la question, il me semble que vous êtes assez proches. Maintenant, à moins que vous vouliez me dire pourquoi vous avez voulu me rencontrer, je vais devoir vous demander de partir.

– Euh… Oui, bien sûr. Excusez-moi de vous avoir dérangée. Je pensais… j’ai cru que je serai capable de vous parler, mais ça ne sert plus à rien. Merci d’avoir pris du temps. Au revoir, Florence.

– Ce genre d’accidents peut être très dur pour les proches. N’hésitez pas à consulter, si vous en éprouvez le besoin. Si vous avez besoin d’aide…

– Je crois que c’est trop tard. Laurence tente de retrouver sa mémoire, et moi, il faut que je tente de l’effacer. Une dernière chose, peut-être, si vous tenez à son bien-être: parlez-lui d’Alma.

– La ville?

– Ce qu’elle voudra en comprendre.

– Je ne vous promets rien, Deborah. Prenez soin de vous.

*****

26.

– Calmez-vous. Ce sont des choses très courantes dans votre cas, Laurence.

– Je le savais. Je savais que je n’y arriverai pas. Je n’aurai pas dû vous écouter.

– M’écouter?

– C’est vous. C’est vous qui m’avez dit d’essayer de faire l’amour avec Olivier.

– Non, Laurence. Je suis désolée de devoir vous contredire, et désolée si nous nous sommes mal comprises. Mais à aucun moment je ne vous ai dit d’avoir un rapport sexuel avec Olivier. Je vous ai suggéré, c’est vrai, de tenter de vous reconnecter avec votre corps, avec votre désir.

– Je pensais pourtant que c’était ce que vous attendiez de moi.

– Je n’attends rien de vous, Laurence. J’ouvre des pistes, et vous les explorez avec ce que cela vous inspire.  Tenez, prenez un mouchoir. Calmez-vous et racontez-moi ce qu’il s’est passé.

– Il ne s’est rien passé. Rien. Vous êtes contente? Je n’ai pas pu me déshabiller. Je n’ai pas pu le regarder. Il était nu devant moi, et moi, je n’ai même pas réussi à le toucher.

– Est-ce que vous étiez trop gênée, ou bien, n’aviez-vous aucun désir pour lui ?

– Je ne sais pas. Les deux. Si tôt qu’une ambiguité a été présente, je voulais qu’il quitte mon appartement.

– Lui avez-vous demandé de partir?

– Oui. Je lui ai dit que c’était une erreur. Que nous n’aurions pas dû essayer. Je lui ai dit que j’avais besoin d’être seule. En réalité, je ne voulais pas être seule. Je voulais voir Deborah. Je l’ai appelée quand Olivier est parti, mais elle n’a pas répondu.

– Et qu’avez-vous fait?

– J’ai pleuré. Sans pouvoir m’arrêter. Comme si ma peine était inconsolable. Pourtant, ce n’était pas tant de la peine que je ressentais. Plutôt de la frustration, la rage de ne pas avoir ce que je voulais. Non, la rage de ne pas savoir ce que je voulais.

27.

– J’ai fait ce que j’aurais dû faire depuis plusieurs jours. J’ai dit à Olivier que nous ne devions pas nous revoir. Que ce n’était pas une bonne idée. Que je ne ressentais plus rien pour lui, et que cela ne reviendrait sans doute jamais.

– Ah oui? Pourtant, je croyais que…

– Oui, moi aussi, j’ai voulu y croire. Je voulais croire que j’allais redevenir la Laurence que j’ai toujours été. Je me suis inventée des sentiments pour Olivier, pour être la Laurence du passé. Mais je dois être honnête avec moi. Et avec lui. Ces sentiments, je ne les ai pas.

– Comment l’a-t-il pris?

– Pas si mal, étrangement. Il semblait déçu, bien sûr. Mais, au fond, je crois que lui aussi avait déjà fait son deuil de la relation. Il m’a dit qu’il comprenait. Et puis, il a ajouté de ne pas en parler à ma mère pour le moment.

– Savez-vous pourquoi est-ce qu’il a dit cela?

– Non. C’est vrai qu’elle avait l’air tellement heureuse que je fréquente à nouveau Olivier. Peut-être pensait-il que notre séparation définitive blesserait trop ma mère. J’imagine que c’est cela qu’il a voulu dire. De toutes manières, je ne pensais pas en parler à ma mère. Je ne vois pas en quoi cela la regarde. Me trouvez-vous trop brusque?

– Non. Je pense qu’il se passe beaucoup de choses ces derniers jours, Laurence. vous devez vous écouter, et les vivre comme vous le ressentez, sans vous juger.

– Oui, vous avez raison. Je vous demande si vous me trouvez trop brusque parce que moi je me trouve brusque. Mais je ne peux pas m’empêcher de l’être. Heureusement que vous êtes là pour moi, Florence.

– Ça me fait plaisir de vous aider, Laurence. Et j’essaie d’être là pour vous autant que possible. À ce sujet, je dois vous dire que je voudrais décaler notre rencontre de lundi prochain, et vous proposer de vous voir exceptionnellement l’après-midi. Une cousine à ma mère qui vient de la ville d’Alma sera présente et je vais passer un peu de temps avec elle et sa famille.

– Alma, vous dites?

– Oui.

– C’est le nom de la ville?

– Oui.

– Est-ce que c’est en Espagne?

– Non, c’est au Québec. Pourquoi? Cela vous évoque-t-il quelque chose?

– Non. Enfin, je ne sais pas, vous avez dit Alma et…

– Quoi, Laurence?

– Rien. Ce doit être la consonance. J’ai pensé à l’Espagne.

– Que connaissez-vous de l’Espagne?

– Rien justement. Rien, sauf Deborah.

– Elle est espagnole?

– Non. Je ne sais pas. Florence, tout est confus. Il y a une somme d’images qui se mélangent dans ma tête.

– Bien. La séance touche à sa fin, mais je vous demanderai un exercice. Repensez au nom de cette ville, et notez les images qui vous apparaissent. Nous en parlons demain.

28.

– Espagne, voyage, Deborah, secret, Sarah.

– Autre chose?

– Non, c’est tout ce que j’ai pu noter.

– Et en repensant à Alma, diriez-vous que vous aviez un sentiment positif, ou plutôt négatif.

– Exactement les deux à la fois. Cette pensée m’apaise, et me donne aussi de l’insécurité. Exactement les deux, en même temps. Est-ce que cela fait du sens?

– Oui. Ce n’est pas si rare qu’un même évènement soit source de bonheur et de peine en même temps. Avez-vous essayé d’en parler avec votre mère?

– Sarah? Non. J’ai l’impression que le sentiment de crainte est très lié à elle. Je n’ose pas lui en parler. Pourtant, c’est la première fois que j’ai un semblant de souvenir. Je voudrais pouvoir l’explorer.

– C’est normal. Vous ne devez pas le laisser partir. Attachez-vous à creuser cela. Peut-être en parlant de l’Espagne avec Deborah.

– Justement, je l’ai invitée hier à prendre un verre. Je ne savais pas comment présenter les choses, alors je lui ai dit que ces derniers jours, je repensais à l’Espagne, et à elle. Elle a paru déstabilisée. Elle n’a rien dit, comme si elle attendait que je précise ce que je voulais dire par là, si j’avais véritablement des souvenirs. Alors, j’ai précisé que c’était un flash de ressentis que j’avais eu, mais que je ne savais pas à quoi le rattacher. Je crois qu’elle s’est mise à pleurer, mais en réalité, je ne le sais pas vraiment, parce qu’elle est partie subitement, en me disant de ne pas la suivre, de la laisser tranquille.

– Est-ce que vous avez respecté sa demande?

– Oui. Tellement que je suis restée au bar et que j’ai demandé un verre d’alcool. Je savais que ce n’était pas une bonne idée avec ma médication. Mais, ironiquement, je voulais boire pour oublier.

– Venant de vous, c’est ironique en effet. Qu’est-ce que vous vouliez oublier exactement?

– Un peu tout. Oublier que j’ai tout oublier.

– Laurence, je vais vous poser une question, et je voudrais que vous soyez entièrement honnête avec moi. Est-ce que vous vouliez oublier, ou est-ce que vous ne vouliez pas vous souvenir?

– Je ne comprends pas ce que vous me dites.

– Rentrez chez vous, et essayez d’y penser un peu. Je crois que cela fait des semaines que vous travaillez pour retrouver la mémoire, et qu’elle commence à refaire surface. Cela peut être une grande source d’inquiétudes.

29.

– Vous aviez raison, Florence. Comme toujours. L’autre soir, je n’ai pas bu pour oublier. J’ai bu pour ne pas me souvenir.

– Ne pas vous souvenir de quoi?

– Vous le savez, n’est-ce pas? Il n’y a que moi qui n’étais pas au courant.

– Je ne le sais pas tant que vous ne le dites pas, Laurence.

– Je ne peux pas le dire.

– Pourquoi?

– Je suis paralysée. J’ai tellement peur, Florence. Le dire, c’est un peu l’accepter. Et l’accepter va me demander un lourd travail.

– De quelle sorte de travail parlez-vous?

– Ce n’est pas tant de m’accepter moi qui m’effraie. Mais je vais devoir demander des explications à tout le monde. Si ce dont je crois me souvenir est vrai, alors tout le monde m’a menti. Je ne sais pas qui est véritablement Olivier. J’ai une mère qui a profité de mon amnésie pour me façonner, et que je sois la petite fille qu’elle a toujours voulu que je sois.

– Attendez, Laurence. C’est très grave, mais malgré tout, je pense que ce sont des problèmes secondaires. Pour le moment, j’aimerais que vous vous concentriez sur vous. Ne pensez pas encore aux autres, et à vos relations avec eux.

– Pourtant, me concentrer sur moi, c’est bien penser ma relation avec elle.

– Elle?

– Vous tenez à ce que je le dise, n’est-ce pas? Je vois votre sourire en coin. Depuis quand êtes-vous au courant.

– Je ne le sais pas tant que vous ne le dites pas, Laurence.

– Bien. Florence, je crois me souvenir que Deborah et moi étions plus que des amies.

30.

– Ça a dû être tellement dur pour toi, je suis désolée.

– Ne t’excuse pas. C’était très dur pour toi aussi.

– Tu sais, je ne me souviens pas de tout, loin de là.

– Tant mieux pour toi. C’était pas toujours facile.

– Olivier?

– Une manigance de ta mère. Tu étais à l’université avec lui, c’est une photo d’une fête de diplômés que tu as trouvé. Je ne sais pas ce qu’elle faisait chez toi.

– Je veux te dire quelque chose, mais j’ai peur que cela te blesse trop.

– Tu as couché avec lui?

– Non. Non, je veux dire, non, je n’ai pas couché avec lui et non, ce n’est pas ce que je voulais te dire.

– Je t’écoute, alors.

– Notre histoire, j’en ai quelques bribes, et je ne veux pas que tu me la racontes. C’est une première étape.

– Je respecte ça.

– Attends. Ce n’est pas tout. Le fait est que je ne sais pas si je…

– Si tu préfères toujours les filles?

– Tu m’en veux?

– Non. Je t’ai adorée, mon âme, mon Alma. Je sais que tu m’as aimée profondément et sincèrement aussi. Je voulais que tu en sois consciente. Que tout cet amour échangé ne soit pas à jamais disparu. Si je n’avais jamais pu te dire qui tu étais vraiment pour moi, je t’aurais vraiment perdue.

– Prends ma main dans la tienne. T’es douce. Embrasse-moi.

– T’es sûre?

– Encore. Embrasse-moi encore.

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