Mon cousin se marie. Ou ma cousine, je ne sais plus bien, je n’ai pas trop compris. Je ne sais plus lequel des deux a un lien de parenté avec moi, mais je sais qu’ils se marient ensemble et feront donc tous les deux partie de ma famille.
Je vais porter une robe violette. Mais d’un violet assez clair. Et pour l’occasion, je pourrais mettre du gloss et du fard sur mes paupières. Maman me maquillera car moi, la dernière fois que j’ai essayé, en cachette, je n’étais pas si jolie que ça. Mais aujourd’hui, pour l’occasion, je veux être la plus belle. Enfin, non, pas la plus belle. Ce sera la mariée c’est sûr. Disons la plus belle juste après la mariée.
Maman m’a dit aussi que j’allais marcher dans une large allée avec ma petite cousine Sofia. Que tout le monde nous regarderait. Je veux que tout le monde dise ‘ Regarde Nina, regarde comme elle est belle!’. Qu’ils ouvrent de grands yeux et laissent leurs bouches toute ouverte.
On va porter des fleurs. Des violettes aussi. Bonjour l’originalité. J’aime pas tellement le violet. Je préfère le bleu, mais le bleu clair, pas le bleu marin. Moi, à mon mariage, les petites filles porteront des robes bleu clair. Par contre, pour les fleurs, je ne sais pas encore. Je n’ai jamais vu de fleurs bleu clair.
Mais j’ai le temps d’y penser, je ne vais pas me marier demain. J’ai toute la vie devant moi comme dit maman. J’ai neuf ans.
Ce qu’elle peut être teigne Sofia! Je ne sais plus comment j’étais à son âge mais je crois pas que j’étais aussi terrible. C’est papa qui dit ça en parlant d’elle; ‘Sofia, l’enfant terrible’. Cette idiote a tout gâché. Elle a fait tomber les fleurs par terre en marchant, et elle a trébuché sur ma robe. Un peu plus et elle la déchirait. Quelle imbécile. Il faut le faire quand même pour gâcher un moment pareil. Maman dit qu’il ne faut pas lui en vouloir, qu’elle est plus jeune que moi. Je ne crois pas que c’est une question d’âge. Elle en fait surtout qu’à sa tête oui. On lui avait pourtant dit de faire attention en marchant. Je vais encore devoir la supporter pendant tout le repas. Ils m’ont mis à la table des enfants ces idiots. Je suis la plus grande, si on compte pas les deux ado d’au moins quinze ans au bout de la table qui restent juste entre elles.
Le poisson était à peine chaud, je n’ai pas pu le manger. Enfin, c’est ce que j’ai dit à papa quand il est venu voir si je mangeais correctement. Je crois qu’au fond, il sait que je disais ça parce que je n’aime pas le poisson. Quelle idée de servir du poisson et des haricots verts à des enfants. Ça ne sert à rien de faire une table d’enfants si c’est pour leur servir le même menu que les adultes.
Heureusement, le gâteau était délicieux.
J’en voudrais une deuxième part mais tous les petits ont quitté la table avec leurs assiettes. Il ne reste qu’une des deux ados au bout. De loin, je vois qu’elle n’a pas touché à sa part. Encore une adorexique sûrement. Je me rapproche d’elle
‘T’es adorexique?, je demande
-Quoi?, elle dit en grimaçant comme si je parlais chinois
-Je demande si t’es adorexique, parce que t’as pas mangé ta part de gâteau
-Pas adorexique, aNOrexique, banane’, elle répond en rigolant. Je suis un peu gênée de m’être trompée. Maintenant, elle doit me prendre pour un bébé.
‘Tu sais, moi je m’en moque si t’es atrucrexique, t’es même pas forcée de me le dire, je dis. Mais si tu l’es, peut-être que tu pourrais me donner ta part de gâteau.’ Elle me regarde dans les yeux. Les siens sont immenses, et elle a du mascara sur ces cils. Elle s’empare du couteau et coupe la part en deux.
‘Tiens, tu peux prendre la moitié, mais je garde l’autre pour moi.’ Je prends une cuillère qui traîne sur la table pour manger la part qu’elle me donne mais elle cache le gâteau de sa main et m’arrête.
‘Attends, elle dit. Je te donne la part à une seule condition.
-Ouais?
-On va aller voir ma mère et lui dire qu’on va jouer dehors ensemble.
-Mais je veux pas aller dehors je veux écouter la musique
-Alors pas de gâteau’, elle dit en haussant les épaules, l’air désolé.
Je me retrouve dehors avec elle. Elle m’amène derrière la salle des fêtes et s’assoit dans l’herbe. Il ne fait pas encore nuit mais le soleil se couche. De la poche de son pantalon elle sort un paquet de cigarettes. Elle l’allume et me dit ‘ T’en veux une?’ Je ne sais pas trop quoi répondre, je voudrais qu’elle me prenne pour une grande, mais je n’ai jamais fumé et maman m’a dit que ce n’était pas sage. Elle ébouriffe mes cheveux ‘ Relax, je rigole. Je le sais que tu fumes pas.’ Je souris, soulagée.
Elle ne me parle pas. Elle fume sa cigarette, les yeux mi-clos, en respirant fort. Je m’éloigne un peu d’elle et trouve un bâton dans la pelouse. Je le prends pour faire des petits trous dans la terre. Le silence me met mal à l’aise. Alors comme ça, juste pour dire quelque chose, je demande ‘ C’est ton amie l’autre grande?
-La petite brune? Non. Elle connaît la mariée je crois. Mais je sais pas qui c’est. Elle est partie de toutes manières. Ses parents étaient venus juste pour manger.’
Je reviens près d’elle. Elle a des cheveux blonds très longs. Je trouve ça beau, et je lui dis. Elle répond ‘ T’es mignonne. Comment tu t’appelles?’ Je lui dis mon nom. ‘T’es mignonne Nina.’ J’aime bien qu’elle me dise ça mais ça me rend un peu timide.
Elle fait des ronds avec la fumée qui sort de sa bouche. Pour jouer, je passe mon doigt dans les ronds, comme une bague.
Elle dit ‘ Nina mignonne, veux-tu bien prendre pour épouse Frances?’ Je ris aux éclats ‘ Oui, oui je le veux’, je réponds avec passion en imitant la scène de l’après-midi. Elle me prend la main. ‘On rentre? Ta mère va s’inquiéter.’
À l’intérieur, un orchestre sur scène joue des chansons que je ne connais pas. Frances me tient la main pour aller sur la piste. Elle bouge dans tous les sens et me donne envie de faire pareil. On danse comme des folles pendant plusieurs chansons. Mes cheveux sont mouillés par ma transpiration et je sens mes joues toutes rouges. Je suis essoufflée. Frances fait le tour des tables vides pour voler les restes de coupes de champagne. Elle m’en propose mais je refuse. Nous dansons encore. Dans la salle, il fait de plus en plus chaud. Frances déboutonne son gilet noir. Elle porte un léger débardeur, qui brille, et qui laisse voir un peu ses seins. Moi, je n’ai pas de seins. Pour me faire plaisir, maman m’a acheté une brassière au Monoprix, mais je sais bien qu’elle ne sert à rien. En dansant, je ne peux pas m’empêcher de fixer la peau bombée de Frances, juste au-dessus du tissu.
Dehors, il fait nuit. Je crois que Frances est un peu saoule. Elle fume en dansant. Quand elle sourit, je vois toutes ses dents. Elles sont toutes bien droites, pas comme celles de ma demi-soeur Leila qui porte un appareil dentaire en métal dans sa bouche. Je sautille pour l’accompagner. Je ne suis pas fatiguée. D’habitude, à cette heure-ci, je suis au lit depuis longtemps, mais Frances me tient éveillée. Elle dit ‘ Ah Nina, belle Nina…’ Je crois qu’elle va me parler, mais elle ne continue pas. Elle s’approche de moi et colle sa bouche mouillée contre la mienne. À l’intérieur, je sens mon cœur exploser, comme dans les dessins animés. Je ne sais pas ce que je dois faire, alors je la laisse agir. Elle rentre sa langue dans ma bouche. C’est doux, et ça chatouille. J’essaie de m’empêcher de rigoler.
Quand on rentre, la mère de Frances vient la chercher pour lui dire qu’ils vont partir. Elle ne me fait pas la bise pour me dire au revoir. Elle dit juste ‘ Ciao Nina’, et s’en va. Je suis seule sur la piste de danse.
Sofia vient me voir pour que je danse avec elle. Qu’est-ce qu’elle fait encore debout, celle-là?
J’ai neuf ans. Aujourd’hui, mon cousin s’est marié, mais c’est moi qui suis tombée amoureuse.