Il se passe un tas de choses incroyables dans mon corps. En permanence. Et la plupart du temps, je ne m’en rends absolument pas compte. Évidemment une fois par mois, oui. Comme toutes les autres. C’est un état de siège difficile à nier. Et puis quand j’attends et que mon corps est en statut quo, je m’en rends compte aussi. Plus que le reste d’ailleurs. De loin, on pourrait croire que l’armistice est signé. C’est un leurre. Il faut être un bon stratège et frapper à la bonne porte. Alors je frappe, et j’attends.
Devant cette porte, j’ai l’impression d’être à nouveau petite fille. A l ‘école, certains jours, j’avais de grosses crampes d’estomac. L’institutrice m’envoyait à l’infirmerie. L’infirmière prenait soin de moi, en me massant le ventre. Et comme les crampes ne passaient pas, elle appelait ma mère, pour qu’elle vienne me chercher. Maman quittait son travail en trombe pour venir à mon secours. Moi, je me tordais de douleur. Et puis arrivée à la maison, rien. Plus rien. Mais après tout ce cinéma, je ne pouvais pas dire que le mal était passé, que c’était fini, que je pouvais retourner à l’école. Alors je faisais semblant d’avoir encore mal et maman me faisait des cuillères au caramel. Elle faisait du caramel avec du sucre et du citron dans une casserole, et laissait couler le tout dans des cuillères à café. Des sucettes maisons en somme.
Devant cette porte, je voudrais pouvoir parler. Je voudrais pouvoir dire.
Finalement, non, finalement, rien. Chacune peut rentrer chez elle, désolée du dérangement. Je croyais que c’était urgent, inévitable, et puis non. Je me suis trompée, encore désolée.
Je voudrais.
Je pourrais.
Et puis quoi ? Après ça, quoi ? Rentrer chez moi et grossir, grossir. Devenir une boule de mensonge et de honte que les gens feront rouler à terre. Dévaler les plaines.
Devant cette porte, j’attends celle qu’on appelle La Tricoteuse. Moi, j’aurais plutôt dit La détricoteuse. Je ne voulais pas d’aspirateur. La seule et unique fois qu’une chose est rentrée là, à l’intérieur, ça m’a fait bien trop mal. Une aiguille à tricoter fera tout autant l’affaire. Tuer l’ennemi qui essaie d’envahir le territoire, voilà l’affaire. Tuer l’ennemi à l’arme blanche, au péril de ma vie.
La tricoteuse, c’est une ancienne championne d’escrime, m’a-t-on dit. Elle rate rarement sa cible. Mais comme il faut changer l’arme à chaque fille, elle a remplacé son fleuret par une aiguille à tricoter. Je préfère. J’aurais sans doute été moins rassurée si elle avait plutôt été championne de tricot. Je préfère la savoir agressive et battante, plutôt que de l’imaginer tricoter des chaussons pour ses petits-enfants.
Devant cette porte, je m’empêche fort de penser. Je m’empêche fort d’imaginer. Imaginer la suite.
La porte s’ouvre et elle est là, devant moi. La Tricoteuse. J’entre après elle et je laisse dans le vestibule mes rêves de cuillères au caramel.