Il n’y a plus le pot de moutarde dans le Frigidaire. J’ai ouvert le sac à pain, mis deux tranches dans le toaster, coupé des tomates en fines lamelles, lavé deux feuilles de salade. J’ai fait griller du bacon dans la poêle, celui que j’avais caché dans la boîte de beurre. J’ai hésité à casser un œuf par-dessus, avant de me rappeler que ce n’était pas pratique, que le jaune coulait toujours en dehors du sandwich et que je m’en foutais partout systématiquement. Puis j’ai ouvert le frigidaire, regardé dans la porte pour trouver le pot de moutarde, mais il n’y était pas. J’ai d’abord pensé que je mettrais de la mayonnaise à place, même si je préfère la moutarde, mais alors je me suis revu hier, tenant le pot de moutarde à moitié plein. J’ai regardé toutes les étagères, passé en revue les légumes que j’avais laissés pourrir, le lait de soja que je fais semblant de boire parce que c’est bien vu d’être allergique au lactose, le Toblerone que j’avais mis là pour éviter qu’il fonde. Il n’y avait pas le pot de moutarde. Son pot de moutarde. J’ai regardé à nouveau, et il manquait aussi son végépâté, ses dattes sèches, et son thé pétillant.
Je n’ai pas compris de suite. Faut croire qu’elle avait raison quand elle disait que je suis long à la détente. Elle disait T’es longue à la détente, dans les deux sens du terme. Je ne comprenais pas. Évidemment. Puisque je suis longue à la détente.
Maud ! Maud!
Peut-être qu’elle n’entend pas. Peut-être qu’elle fait une sieste. Si elle est encore en train de faire du pseudo yoga dans la chambre, c’est sûr, elle n’entend pas.
Maud !!! Où t’as foutu la moutarde ?
Si je cours, là maintenant, dans mon appartement, ça ne fait aucun sens.
J’ai couru parce que j’ai compris. Ou justement non, je n’ai pas compris. Je n’ai pas voulu comprendre. J’ai couru pour savoir vite. Pour vite ouvrir les placards et ne plus y voir ses vêtements, pour vite voir que ses produits n’étaient pas sur le rebord de la baignoire, pour vite voir le vide sur les étagères de la bibliothèque. J’ai couru pour ne plus douter. C’est le pire le doute. Elle dit… Elle dit, tu n’es pas rassurante, tu ne fais pas attention. Mais moi je ne veux pas faire attention. On dit aux enfants fais attention. Comme pour qu’ils se méfient, pour les prévenir du danger. Moi non. Je ne veux pas me prévenir du danger. Je suis le danger. Je suis celle dont il faut se méfier. Celle qui ne fait pas attention.
Maud… Toi t’as bien fait attention. À tout. À moi. T’as fait attention dans les deux sens du terme.
T’as tellement fait attention que tu t’es barrée. Parce que c’est ce qu’il se passe quand on fait trop attention Maud, on ne peut rien faire d’autre en même temps.
T’as tellement fait attention que t’as repris ton pot de moutarde.
Tant pis, je n’ai qu’à aller à l’épicerie.